Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’entre eux et obtint plusieurs cures retentissantes. Puis, tout à coup, ce beau zèle s’arrêta. Les malades s’en plaignirent à l’interne : « Que voulez-vous ! — dit le subtil Arménien, — je ne suis pas le maître ici. Je suis obligé d’exécuter les ordres du médecin en chef, qui est vieux, qui n’est plus bien à la hauteur et qui n’a jamais été très fort… Mais, si vous venez chez moi, je vous soignerai suivant les méthodes nouvelles, et je vous guérirai… » En effet, clandestinement, il avait installé en ville une clinique. Non seulement il y attirait les malades payans de l’hôpital, mais il chassait sur les propres terres de son chef et lui débauchait sa clientèle… Les collègues français du médecin, lorsqu’ils racontaient cette anecdote, jetaient feu et flamme contre l’audace et la vilenie de l’ingrat Arménien. Les Orientaux faisaient la grimace lorsqu’on avait le mauvais goût de la leur répéter. Ils ne répondaient pas grand’chose, mais il était aisé de voir qu’ils n’avaient que de l’estime pour un garçon si jeune et déjà si habile dans l’art de gagner de l’argent.

A la rigueur, il n’y a là qu’un tour adroitement joué. L’âme levantine est fertile en traits beaucoup plus forts et qui nous blessent catégoriquement dans toutes nos susceptibilités et dans tous nos principes de conduite. Durant mon séjour à Constantinople, un Jeune-Turc, d’origine chrétienne, jeta soudain, dans notre conversation, la déclaration suivante : « Je dois vous dire, monsieur, que je n’ai pas toujours occupé la situation où vous me voyez. Je fus d’abord au service du wali de Z… en qualité de secrétaire. Ce wali se prit d’affection pour moi. Il me traitait comme l’enfant de la maison, m’admettait à sa table, me confiait tous ses secrets. Il était excellent, il me comblait… Eh bien ! monsieur, je l’ai trahi !… oui, j’ai fait passer à un fonctionnaire d’Yldiz un document compromettant pour mon wali, qui fut destitué et emprisonné. Dieu sait ce qu’il est devenu maintenant !… Je n’ai aucun regret, je suis fier d’avoir agi de la sorte. D’abord, cela m’a valu ma situation actuelle. Et puis, ce wali était un des plus féroces ennemis de mes coreligionnaires. Je l’ai trahi pour venger les miens et ma patrie !… » Mon interlocuteur attendait sans doute des complimens que je n’eus pas le courage de lui faire. Plus tard, lorsque je relus dans la Bible l’histoire de Judith et d’Holopherne, ou encore celle de Jahel et de Sisara, je ne me reconnus plus le droit de tant mépriser cet étrange patriote. Juif ou Chrétien d’Orient, un homme de race