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Le paysan irlandais a-t-il les moyens matériels et l’intelligence, la persévérance laborieuse et cet amour de la terre qui lui seraient indispensables pour profiter de ce coup de fortune inespérée ? Ne sera-t-il pas amené, avant peu, à devenir la proie de la sangsue locale, de l’usurier ou du spéculateur venu de Londres, qui exploitera sa misère et avalera, d’un coup, vingt fermes ? Dans ce cas, l’Irlande serait livrée à des maîtres bien pires que les anciens et, suivant le mot de l’Écriture, le second état de cet homme serait pire que le premier.

Mais peut-être que ces sinistres prédictions ne se réaliseront pas et que l’œuvre de M. Balfour restera une œuvre entièrement bienfaisante et durable. Quoiqu’il arrive, il a fait plus que Gladstone pour l’Irlande et il nous laissera un grand exemple. Les vieux crimes se paient, cela est certain, mais le châtiment est, d’ordinaire, accompagné de violences qui en appellent et en enfantent de nouvelles. Une nation qui rachète spontanément une injustice de trois ou quatre siècles est un spectacle assez peu commun dans l’histoire, et la morale historique, si malade de nos jours, en reçoit, semble-t-il, quelque soulagement.


V

Par sa façon de traiter le problème irlandais, par la colère même de ses adversaires, M. Balfour était devenu le personnage le plus important de son parti. Personne ne fut donc surpris lorsque, à la mort de W. H. Smith, lord Salisbury donna à son neveu le commandement des forces unionistes dans la Chambre des Communes. Les deux autres candidats au leadership, M. Goschen et sir Michaël Hicks-Beach, s’effacèrent d’eux-mêmes et, cette fois, l’acclamation unanime du parti unioniste confirma le choix du premier ministre. Le Cabinet Salisbury tombait quelques mois plus tard, ayant été vaincu, aux élections générales de 1892, par ceux qu’on appelait alors les Gladstoniens, et on avait raison de leur donner ce nom, car Gladstone était, à lui seul, la force et l’unité de son parti formé d’élémens contradictoires. Ceux qui n’ont pas vu ces temps-là auront peine à comprendre et à croire que la personnalité magnétique du grand vieillard ait hypnotisé l’Angleterre au point d’obtenir d’elle une majorité prête à voter, — en dépit de ses propres répugnances, — ce bill absurde et antipatriotique qui accordait