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un rang inférieur. M. Balfour s’était mis, résolument, à étudier la question des crofters, lorsqu’il fut soudainement appelé à une tâche bien autrement difficile. Quand on sut qu’Arthur Balfour avait accepté la secrétairerie d’Etat pour l’Irlande, il y eut une sorte de stupeur parmi les Unionistes. « Quoi ! l’élégant, l’indolent Balfour dans ce poste de combat qui avait usé l’énergie et le courage de trois ou quatre hommes, pris parmi les plus intelligens et les plus intrépides ! Le dernier en date, Hicks-Beach, venait de s’avouer vaincu et se retirait, à bout de forces. Balfour n’y tiendrait pas six mois ! » Ses amis personnels tremblaient pour sa santé et pour sa vie. Dans la ménagerie irlandaise, Parnell le dompteur souriait et se préparait à lâcher ses fauves sur l’imprudent. C’étaient des risées féroces. Ils se vantaient d’avoir fait pleurer Hicks-Beach sur le banc ministériel : qu’allaient-ils faire de Balfour ? Combien de temps mettraient-ils à le tuer, et à le dépecer ? A quelle sauce le mangeraient-ils ? Les surnoms injurieux pleuvaient : lys fané, araignée malade, Daddy les longues jambes, Monsieur J’embaume, sont les plus aimables et les plus inoffensifs. Lorsqu’il se leva, la première fois, pour répondre à une question insolente, un frisson de bonheur courut dans les rangs du home rule, et beaucoup d’Unionistes eurent une sueur froide. Le martyr entrait dans le cirque. Mais ils furent vite rassurés. M. Balfour était debout, très calme, parfaitement à son aise, avec une légère nuance de raillerie dans le regard et dans la voix. Pour un Français, il eût réalisé le vers de Sainte-Beuve :


Beau, frais, souriant d’aise à cette vie amère.


Sans relever une seule des insultes qui avaient accompagné la question, sans paraître les avoir entendues, il démontra froidement que les faits allégués étaient faux et s’assit. Quelques jours auparavant, pour faire plaisir à ses amis, il avait consulté sir William Jenner afin de savoir si son organisme physique pourrait résister à l’épreuve qui se préparait : « Bah ! avait dit le grand médecin, cela vous fera du bien. » En effet, M. Balfour ne s’est jamais mieux porté que durant ces quatre années où il occupa la secrétairerie de l’Irlande, de 1887 à 1891. Lorsque les députés irlandais s’aperçurent que ce petit sport quotidien paraissait réussir admirablement à M. Balfour, leur joyeux mépris se tourna en rage, et les épithètes changèrent de couleur. On s’était moqué, d’avance, de sa faiblesse ; maintenant on dénonçait avec