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grands maîtres. A Whittingehame, il a organisé sa résidence personnelle, de façon à pouvoir, quand la fantaisie lui en prend, se donner un concert à lui-même quand les hôtes du château se sont retirés dans leurs chambres et sans troubler le repos de personne. Un piano en fer est placé dans son cabinet de travail qui est contigu à sa chambre à coucher, et se prête à cette fantaisie. Ce trait, le choix du lieu et de l’heure, cette recherche de l’émotion solitaire achèvent la peinture d’une âme singulière qui, avec toutes les exigences d’un analyste minutieux et d’un dialecticien subtil, garde une ouverture par où sa pensée s’échappe vers l’infini de la rêverie.

Pour comprendre une existence humaine, fût-ce celle d’un ministre, il serait indispensable de savoir quel rôle y a joué la femme. Je ne ferai aucune question indiscrète. Je constate simplement que M. Balfour ne s’est pas marié. Parlant de la diffamation furieuse à laquelle il a été en butte lorsqu’il gouvernait l’Irlande, il a laissé tomber ce mot : « Si j’avais été assez heureux pour me marier, ils n’auraient pas manqué de dire que je battais ma femme. » Comme il y a beaucoup d’ironie dans la fin de la phrase, il doit bien y en avoir aussi un peu dans le commencement. J’incline à croire qu’il n’a tenu qu’à lui de se donner le bonheur dont il parlait. Je me rappelle avoir entendu des femmes parler de ses yeux et de ses mains. Au Parlement, derrière leur grille, elles l’avaient déjà remarqué, alors que les hommes ne faisaient encore aucune attention à lui. M. Balfour est-il resté célibataire par paresse, ou par système ? A-t-il oublié de se marier ? Je l’ignore. En tout cas, la femme n’est pas absente de sa vie. Au début, on a vu sa mère, lady Blanche, penchée avec anxiété sur son enfance. Elle disparaît en 1872 ; une autre femme prend sa place. C’est une sœur dévouée, miss Alice Balfour, qui partagera ses épreuves et ses triomphes, qui lui donnera quelques-unes des douceurs du mariage, c’est-à-dire l’intimité avec une âme féminine, les soins tendres et prévoyans, l’ingénieuse tendresse qui supprime les soucis matériels et partage ceux de l’intelligence.

Aux élections générales de 1874, lord Salisbury jeta son neveu dans le Parlement à peu près comme Mentor précipite son élève dans la mer pour l’obliger à nager et le séparer de la nymphe Eucharis. On lui trouva une circonscription où la majorité des électeurs étaient à la discrétion de la famille Cecil, et