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si l’on ne regarde que la somme d’argent qu’ils possèdent l’un et l’autre, cette distance a diminué si l’on envisage les conditions de leur vie. L’écart pécuniaire est plus grand, l’écart usuel et réel est plus petit.

Le riche semble doublement enrichi, si l’on veut, puisque son budget est plus gros et que sa vie est moins chère ; mais la diminution du prix de sa vie le touche peu, elle ne lui procure pas de plaisirs positifs, elle le libère seulement d’une partie de ses charges. Et l’accroissement de sa richesse le touche également peu, puisqu’il n’en a pas l’emploi nécessaire et qu’il se crée pour l’employer de nouveaux besoins, de nouvelles dépenses, de moins en moins utiles et, pour les richissimes, tout à fait artificielles. On peut dire qu’en beaucoup de cas l’ancien « luxe » du riche était jadis un « besoin, » et que les nouveaux « besoins » du peuple sont des « luxes. » Ce sont les luxes anciens du riche et même des luxes que le riche ancien n’avait pas.

Le nivellement consiste donc en ceci : que le peuple a acquis plus de vrai bien-être, plus de luxe utile que le riche. La richesse a moins de jouissances véritables par-dessus la médiocrité, qui lui ravit ses anciens privilèges. La foule les possède désormais avec très peu d’argent, ce peu que le commun des hommes obtient aisément par son travail. Et l’argent, pour donner quelque chose, en est réduit à donner des biens de plus en plus factices.

Douterait-on de ce rapprochement des classes et de la différence, moindre que naguère, qui existe entre l’élite et la masse ? Il suffit, pour s’en convaincre, de les regarder vivre aux temps passés et actuels, de voir comment l’une et l’autre étaient nourries, vêtues, meublées, éclairées, chauffées, logées, transportées, diverties ou soignées et comment elles le sont aujourd’hui. Il y a moins de différence entre un homme qui mange des truffes ou du raisin à 5 francs la livre et un homme qui mange de la charcuterie et une orange de deux sous, qu’entre ce dernier et un homme qui mange du pain sec ; et il y en a moins encore entre ceux-ci qu’entre l’homme qui mange à son appétit et celui qui souffre de la faim.

Il y avait plus de différence entre le paysan éclairé d’une chandelle de résine et le seigneur éclairé par des bougies de cire, qu’il n’y en a entre un ouvrier éclairé au pétrole et un bourgeois éclairé à l’électricité. Ou, si l’on veut, il importe peu d’avoir vingt lampes ou d’en avoir une ; mais il importe beaucoup