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d’une époque à l’autre, le prix de la vie avait haussé plus que le taux des salaires.

Au commencement du Second Empire, en 1800, où l’ouvrier ne gagnait pas moitié de ce qu’il gagne en 1909, le prix des principaux objets d’alimentation, tiré des mercuriales officielles, des bulletins commerciaux et de divers comptes privés, était à peu près le même que de nos jours. Aussi la masse de la nation menait-elle un tout autre train. Le maçon parisien déjeunait alors d’une mixture de pain et d’eau chaude, sans beurre ni graisse, vulgairement baptisée de « soupe tourmentée. » Dans une famille bourgeoise, on remboursait à une « bonne » sa nourriture sur le pied de 1 fr. 25 par jour ; ce qui ne signifie pas que sa nourriture coûtât moins cher qu’aujourd’hui, puisque le pain, le vin, la viande, les pommes de terre, etc., étaient aussi chers, mais que l’ordinaire d’une servante, il y a un demi-siècle, n’était pas du tout ce qu’il est présentement.

La famille dont il s’agit était celle d’un médecin de la capitale, dont la femme a tenu ses comptes de ménage, jour par jour, de 1840 à 1880. Et l’on constate, en feuilletant ses livres, que, dans les divers chapitres du budget, la plupart des articles de luxe coûtaient de 1845 à 1860 le même prix qu’en 1909. Seulement, ces articles seraient aujourd’hui beaucoup plus nombreux parce que le médecin actuel d’un rang équivalent à celui-là gagne beaucoup plus que son devancier.

V

Quel a donc été le résultat positif du progrès matériel pour le riche et pour le peuple ? Quelle est de nos jours leur situation respective, par rapport à ce qu’elle était dans les siècles précédens ? Et comment s’est effectué ce nivellement graduel des « jouissances, » parallèle et simultané à l’inégalité croissante des « fortunes ? » Car un double phénomène s’est produit : augmentation du chiffre des richesses, réduction de prix des dépenses. Les découvertes de la science, appliquées par l’industrie, ont bouleversé le rapport des choses et leur valeur, aussi bien pour des objets dits « superflus » que pour des objets dits « nécessaires. » Il advient par suite que, le riche a beau être plus riche, il n’y a guère de jouissances dont il ait le monopole et, quoique la distance ait grandi entre un multi-millionnaire et un terrassier,