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plus peuplés d’un domestique innombrable et leurs écuries n’abritent plus un escadron de chevaux et de mulets. Ils ne possèdent plus de meubles d’argent massif ; leurs revenus, encaissés sans effort, n’exigent plus de débours onéreux pour les frais de recouvrement et la « voiture » des espèces ; s’ils empruntent, ils ne sont plus grevés d’intérêts exorbitans et n’ont plus à soutenir, pour conserver leur propriété, des procès perpétuels dont les débours constituaient une charge onéreuse et à peu près inévitable.

Car beaucoup d’anciennes dépenses, qui semblent au premier abord de pur luxe ou de superfluité, étaient au fond de nécessité réelle : le train militaire était indispensable à qui voulait faire respecter ses biens et sa personne. C’est pourquoi l’on voit si souvent, dans les anciens inventaires de mobiliers, plus de cuirasses que de matelas et plus d’arquebuses que de fauteuils ; tout au contraire de nos jours où les panoplies sont pour la parure et les fusils pour le divertissement. Dans ce même manoir qui contenait trois bahuts et trente épées, il y a maintenant trente armoires et il n’y a peut-être pas une épée. Naguère on se fût passé d’un valet de chambre, mais non d’un écuyer.

La profusion des bêtes de selle et de trait n’était pas davantage une fantaisie : sans parler des chevaux d’armes, — le destrier était un besoin plus pressant au xive siècle que l’automobile au xxe, — il fallait, au moindre déplacement, nombre de palefrois, bidets, ronsins et sommiers, pour transporter une famille avec ses multiples bagages, puisque l’on n’était assuré de trouver en aucun gîte autre chose que ce que l’on y apportait. Et pour traîner, sur les mauvaises pistes qu’on appelait des chemins, ces superbes voitures de blanchisseur qu’étaient les chars féodaux, il fallait atteler à chacune quatre, six et huit chevaux.

Les lourds joyaux d’or et d’argent, c’était la réserve monétaire, la seule que l’on eût toujours sous la main, pour gager un emprunt urgent ou effectuer une dépense imprévue. Ils représentaient nos titres au porteur et nos dépôts dans une banque de crédit. L’entretien de messagers à domicile, c’était le seul moyen de correspondre ; la seule chance d’être soigné ou diverti, c’était d’avoir son médecin ou son ménestrel ; et la possession de vaisselle d’argent garantissait seule des assiettes propres, comme celle des fourrures pendant le jour et des tapisseries autour du lit durant la nuit préservait seule du froid et des courans d’air.