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remplissait le jardin comme il eût fait celui du Prato à Vienne ou ceux de Potsdam. La foule inondait les appartemens teints du sang de ses frères et de ses amis, et percés de coups de canon renvoyés en réponse à ceux qui les avaient massacrés la surveille. » D’ailleurs, pas un mot de compassion pour la Reine, dont il s’était promis de ne jamais oublier les bienfaits ; et voilà ce qu’il appelle « déférer à tous les souvenirs[1]. » Il est probable que les spectacles de la rue ne lui faisaient pas toujours plaisir ; mais il avait deux raisons pour les supporter. La première, c’est qu’il était persuadé qu’une grande révolution ne s’opère pas sans rude secousse : « On ne nettoie pas, disait-il, l’étable d’Augias avec un plumeau[2]. » La seconde, c’est qu’il croyait, comme plusieurs de ses amis, mais d’une foi plus robuste encore, que la Révolution ne se porterait pas jusqu’aux dernières violences. Il comptait qu’elle s’arrêterait à temps ; il avait confiance dans la raison. Même à l’époque où il n’était plus permis de se faire beaucoup d’illusions, quand Mme Roland voyait s’approcher la crise où son parti devait sombrer, il lui répondait : « Vous portez les choses à l’extrême… Ces gens-là se perdent par leurs propres excès ; ils ne feront point rétrograder les lumières de dix-huit siècles[3]. » Chamfort, si pessimiste d’ordinaire, devenait tout d’un coup d’un optimisme extravagant. Il fallut la Terreur, Robespierre et le séjour aux Madelonnettes, pour le détromper.

Malgré sa passion pour la République, Chamfort ne se jeta pas dans le mouvement : ce n’était point un homme d’action. Il ne se présenta pas, comme Marmontel, à l’Assemblée nationale. Il ne chercha pas à devenir membre de la Commune. Une seule fois, il fut citoyen militant. C’était en juillet 1791. « Après le massacre du Champ-de-Mars, entraîné, malgré mon état de maladie et de souffrance, par une force irrésistible, je courus aux Jacobins, moi vingtième ou trentième. J’ignore le nombre ; mais la salle était alors déserte… Je fus admis parmi vous, dit-il dans une lettre à ses concitoyens, et même dans votre comité de correspondance[4]. » Ce zèle ne se soutint pas. L’hiver approchait ; sa « déplorable santé, qui lui interdisait les grandes

  1. Éd. Auguis, V, p. 312.
  2. Ibid., I, p. 448.
  3. Mme Roland, Mémoires, éd. Perroud, I, p. 179.
  4. Ed. Auguis, V, p. 333,