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Ce qui est sûr, c’est que, malgré son ombrageuse passion d’indépendance, il consentit à vivre avec son ami et alla s’établir à l’hôtel Vaudreuil.

Vers le même temps, il avait formé une liaison d’un caractère bien différent : il était devenu le confident et le collaborateur de Mirabeau. Dès 1783, nous les trouvons en relations familières. Mirabeau écrit pour vivre ; à Paris, à Londres, il multiplie les livres, les lettres, les brochures. Il a besoin que quelqu’un revoie ses improvisations et, comme Chamfort veut bien s’en charger, il l’en remercie avec cette exagération oratoire qui lui est habituelle. Il lui attribue généreusement « l’Ame et le génie de Tacite, l’esprit de Lucien, la muse de Voltaire quand il rit et ne grimace pas[1]. » C’est beaucoup ; mais Chamfort est beaucoup pour lui, en effet. Il n’est pas seulement un correcteur ; il est aussi un excitateur. Mirabeau était obligé d’être toujours en verve pour satisfaire aux exigences des libraires qui le poursuivaient sans relâche, et il lui fallait quelqu’un pour entretenir cette verve. Chamfort est « la tête électrique qu’il frotte sans cesse[2], » au contact de laquelle jaillissent les pamphlets. De là une sorte d’association entre ces deux esprits, l’un amer de nature, l’autre aigri par la persécution, tous deux extrêmes en leurs violences[3]. Il est très vraisemblable que Chamfort a mis la main à la plupart des ouvrages de cette période que Mirabeau a signés et qui ont agité la France et le monde. Pour un seul, il a réclamé sa part : le Pamphlet sur l’Ordre de Cincinnatus, où, à propos de la tentative faite en Amérique de créer un ordre de noblesse, la noblesse en général et la nôtre en particulier étaient l’objet d’attaques véhémentes. En 1794, sous la Terreur, quand il fut à son tour accusé d’être un aristocrate, il rappela pour sa défense qu’il avait écrit « les morceaux les plus vigoureux insérés dans le livre sur l’ordre américain de Cincinnatus, ouvrage publié en 1786, et qui porta les plus rudes coups à l’aristocratie française dans l’opinion publique[4]. »

Chamfort se trouve donc engagé à la fois dans deux partis contraires. Il arrive que, dans la même journée, il fréquente

  1. Éd. Auguis, V, p. 354.
  2. Ibid., V, p. 406.
  3. La trace de cette association est restée dans dix-sept lettres qui nous ont été conservées de Mirabeau (voir Chamfort, éd. Auguis, V, p. 353 et suiv.).
  4. Éd., Auguis, V, p. 325.