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plupart des députés s’étaient déjà discrètement esquivés, et le président, M. Courrèges, s’est écrié pour la seconde fois : « La séance est levée. » « Vraiment ? a répliqué M. Pataud ; eh bien ! camarades, nous allons en tenir une autre : la séance est ouverte. » Il n’a d’ailleurs pas abusé de la parole ; il s’est borné à inviter les « camarades fonctionnaires » à se rendre à un grand meeting qui devait se tenir le surlendemain à l’Hippodrome, et a terminé par cette menace : « Si les fonctionnaires étaient de nouveau spoliés par la gent gouvernementale, les travailleurs organisés seraient tout prêts à les soutenir et à les défendre. Qu’ils comptent sur nous ! » Et voilà à quoi a servi la tentative faite par les fonctionnaires en redingote qu’avait si bien représentés M. Chardon. Ils ont dû battre en retraite devant les fonctionnaires de deuxième et de troisième classe, en veston, en tunique de postiers, ou en bourgeron d’ouvriers : symbole, a-t-on dit, de tout un état social en voie d’évolution, première esquisse de mouvemens destinés à se répéter plus en grand, figuration encore inoffensive d’une pièce qui bientôt cessera de l’être.

Quant au meeting de l’Hippodrome, le 4 avril, il est sans précédent dans notre histoire. Dix mille personnes s’y pressaient, presque tous des ouvriers, qui ont écouté avec attention et applaudi avec enthousiasme leurs orateurs, ont voté toujours à l’unanimité, — une forêt de bras et de mains se levant à la fois, — et sont partis enfin comme ils étaient venus, dans un ordre parfait. On ne saurait nier que cette manifestation n’ait été imposante ; mais elle a été encore plus inquiétante, si on songe aux discours qui ont été prononcés et aux votes qui ont été émis. Et sans doute on ne doit rien prendre au tragique, mais c’est à la condition de prendre tout cela très au sérieux. Il est possible que, dans le premier enivrement de leur force déchaînée, débordante, triomphante, les orateurs de l’Hippodrome se soient fait un secret plaisir d’épouvanter le bourgeois par des violences calculées ; mais ces violences opèrent sur eux-mêmes et les élèvent à un degré d’exaltation d’où ils ne redescendent pas tous, ni tout de suite ; et qui pourrait dire qu’il n’y a pas un immense danger dans ce dédain, dans ce mépris largement, grossièrement versés sur nos institutions et nos lois ? Qui oserait dire qu’il n’y a pas quelque chose de grave dans le seul fait que de pareilles manifestations peuvent se produire impunément ? Depuis quand est-il permis de pousser à la violation des lois, de jeter l’outrage et la menace à nos institutions et à leurs représentans, de préparer ouvertement la résistance par la force à l’action des pouvoirs publics si elle venait à se produire sous la forme d’une répression ?