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s’agenouille, lui, l’orgueilleux, devant celle à qui nous imaginions qu’il allait refuser toute clémence. Il vient de découvrir que principes, raisonnemens et tous ces vains échafaudages ne tiennent pas contre un mouvement de la passion. Un être, dont il ne soupçonnait pas l’existence, vient de lui apparaître. Il ne se reconnaît pas lui-même, parce qu’il ne se connaissait pas…

Elle non plus, Clarisse, n’avait pas prévu ce désir qui s’éveille en elle de secouer le joug, de reconquérir sa liberté, d’aller où l’appelle une promesse de bonheur. Va-t-elle donc augmenter le nombre de ces révoltées qui, sorties des pièces actuelles, feraient non pas un quadrille mais un régiment ? Non. Elle ne cédera pas, et, après une courte velléité de s’échapper, elle saura se reprendre. Elle ne cédera pas, parce qu’elle ne pouvait pas céder ; il y avait à cela impossibilité esthétique autant que morale. Clarisse divorçant d’avec son vieux mari pour s’en aller filer le parfait amour avec un lieutenant, eût mis dans l’ensemble de cette pièce une fausse note. La vulgarité de cette conclusion eût été en désaccord avec la tonalité générale de l’œuvre.

Car nous n’avons affaire ici qu’à des âmes élevées. Par le temps qui court, ce n’est pas un mince mérite. Je laisse de côté Doncières, qui est vaguement pleutre, et sa petite évaporée de femme : ce ne sont que des comparses. Le drame se joue entre trois personnages. Clarisse est, sans aucun doute, le plus noble caractère de femme qu’il y ait dans tout le théâtre de M. Paul Hervieu. Lui-même, Pavail, se tire suffisamment à son honneur de son personnage d’amoureux brûlant et transi. Quant au général de Sibéran, c’est une des figures les plus originales qu’on ait mises depuis longtemps à la scène ; je n’ai vu nulle part qu’on ait rendu entière justice à son caractère et qu’on en ait apprécié, comme il convenait, la conception. Homme d’un autre âge, attaché à des principes où nous ne voyons plus que des préjugés, dévot de saints que nous ne chômons plus, il traverse notre époque sans rien soupçonner du continuel démenti que donne la vie contemporaine à ses antiques chimères. Ce désaccord entre lui et son temps le condamnait à une catastrophe inévitable. Pour être prévue elle n’en est pas moins pénible. Aussi bien, lorsque s’effondre ce héros présomptueux, nous ne songeons aucunement à le trouver ridicule ; nous le plaignons, au contraire. Une grande mélancolie s’empare du drame. C’est cette tristesse particulière qui monte en nous chaque fois que nous assistons à une défaite de l’idéal. Don Quichotte était parti gaiement de sa gentilhommière pour s’en aller redresser les torts et hâter le règne de la justice par le monde : il rentre