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a achevé l’œuvre, en mettant sur lui son empreinte. Comme la discipline est la force des armées, il en infère sans hésitation qu’elle est toute la sauvegarde des sociétés, toute la dignité des caractères individuels. M. Heryieu a négligé de nous donner sur la formation d’un caractère si exceptionnel tous les renseignemens que nous aurions souhaités ; mais il est vrai de dire que le portrait ira sans cesse en se précisant dans la pièce. C’est déjà du général de Sibéran qu’il est question dans le long entretien, qui remplit la première scène, entre le lieutenant Pavail et Clarisse de Sibéran. Nous y apprenons que ce Pavail est le fils d’un révolutionnaire, tué sur une barricade. La première Mme de Sibéran s’est intéressée à lui, l’a recueilli, l’a fait quasiment adopter par son mari, qui l’a attaché à sa personne en qualité d’officier d’ordonnance. Pavail, autant qu’il nous est donné de démêler sa psychologie ténébreuse, je veux dire sa mentalité de beau ténébreux, a trouvé tout naturellement et sans effort un ingénieux compromis de conscience qui lui permet [de profiter du bienfait sans toutefois en concevoir pour son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Le cas est fréquent et nous n’éprouvons aucune surprise à constater, chez Pavail, cette indépendance du cœur. Quant à Clarisse de Sibéran, c’est la jeune fille pauvre qui a fait un mariage de raison. Elle a épousé un homme beaucoup plus âgé qu’elle, veuf, avec un grand garçon tout poussé. Elle a pour le général infiniment d’estime ; mais le moyen qu’elle ait trouvé auprès de lui le bonheur dont elle rêvait au couvent ? Non, ce1 n’est pas vers lui qu’allaient ses longs soupirs de petite pensionnaire. C’est un vieil aigle qui est venu, quand elle attendait l’oiseau bleu. Elle se résigne, étant foncièrement honnête, et, dans la plus stricte acception du terme, femme de devoir. Mais cette résignation a été plus d’une fois chèrement achetée. Que de sanglots refoulés, que de larmes dévorées en silence ! Cette résignation plaintive ne nous dit rien qui vaille : nous la devinons en secrète harmonie avec l’obéissance révoltée du jeune officier. « Voilà une honnête femme qui n’aime pas son mari, » disait une précieuse en entendant Pauline protester de son attachement à Polyeucte. Et nous songeons à part nous : « Voilà d’honnêtes jeunes gens qui sont en train déjouer avec le danger. » Au surplus, dans leur conversation ce qui nous a le plus intéressé, c’est ce qu’elle nous a appris sur leur commun bienfaiteur. Nous avons en effet, à travers leurs propos, aperçu une première silhouette du général. Nous ne pouvons douter que ce ne soit un homme excellent. Mais il est de ceux qui peuvent rendre toute sorte de services sans qu’on leur en sache jamais de