Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/919

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà de quoi, peut-être, M. Anatole France a négligé de se rendre compte ; et de là vient que sa Vie de Jeanne d’Arc, malgré ses éminentes qualités d’érudition et d’art, n’a point réussi à nous satisfaire aussi pleinement que nous l’aurions souhaité. Publié il y a vingt ou trente ans, un tel livre aurait peut-être choqué davantage nos sentimens intimes, par sa tendance à diminuer l’une des plus glorieuses héroïnes de notre histoire nationale ; mais son inspiration philosophique aurait été beaucoup mieux comprise, tandis qu’elle nous apparaît forcément, aujourd’hui, un peu démodée, et que nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver plus ou moins, devant elle, la même gêne instinctive que devaient ressentir les contemporains de Michelet et de Lamartine à la lecture d’une histoire conçue d’après les anciennes méthodes « classiques » d’un Rollin ou d’un Mabillon.


« On me reprochera mon audace, — nous dit encore M. France, — jusqu’à ce qu’on me reproche ma timidité. » En fait, l’« audace » de son livre a été, depuis longtemps, dépassée, ainsi qu’il est naturel pour un ouvrage qui arrive après son heure. Sans parler des jugemens portés naguère sur Jeanne d’Arc par une certaine école d’historiens universitaires, on se rappelle, — ou peut-être même a-t-on déjà oublié ! — qu’un écrivain français des plus graves a déploré la collaboration de la Pucelle au grand mouvement populaire qui a délivré notre pays de la domination anglaise, en affirmant que, soumise à cette domination et devenue une colonie anglaise à travers les siècles, la France aurait été plus tranquille, plus heureuse, surtout plus « civilisée » en toute façon. Combien les conclusions de M. France ont de quoi sembler « timides » au regard de celle-là et de maintes autres, dont l’écho se retrouve, depuis plus de dix ans, jusque dans des manuels d’enseignement primaire ! Car M. France, lui, ne se risque pas à regretter que Jeanne d’Arc ait chassé les Anglais : il ne refuse pas même d’admettre, au moins par instans, qu’elle ait véritablement entendu des « voix, » — sauf à supposer qu’elle aura pris pour des voix célestes celles des prêtres et des moines qui « l’endoctrinaient. » Son objet est simplement celui que j’ai défini tout à l’heure : éliminer de l’histoire toute trace d’une « volonté particulière, » tout élément de miracle ou d’anomalie. Lorsque les documens contemporains lui présentent des manifestations qui ne s’accordent pas avec les