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despotisme étouffant, ces deux Frances rivales, la nouvelle et l’ancienne, apparaissent, malgré tout, comme les dispensatrices de l’esprit nouveau, esprit de liberté et d’égalité, esprit de progrès et de justice, qui s’exhale spontanément de nos écoles françaises, et comme de notre langue elle-même. Car, aux yeux des peuples de l’Orient, ces grands mots fascinateurs, aux contours imprécis, dont le vague même fait une partie de l’enchantement, ces nobles vocables, ailleurs trop souvent profanés, qui sont soudain devenus l’idéal de l’Orient, Liberté, Egalité, Progrès, Droit, Justice, lui sont venus de loin, à travers les flots de la Méditerranée, comme des voix de la terre de France. Ces mots nouveaux, pleins de promesses, c’est en français, à notre école, que musulmans ou chrétiens, la plupart des Orientaux ont appris à les prononcer, et cela même leur rend notre langue plus chère et comme sacrée. Les idées que nous nous sommes fait gloire de représenter dans le monde, notre langue et nos humbles écoles françaises les ont portées plus loin que les soldats de la Révolution et de l’Empire. Elles ont fait des conquêtes que n’ont jamais égalées celles de nos armes, et qui promettent d’être moins éphémères. Notre langue est pareille à la Semeuse au large geste de nos monnaies nouvelles. Voici bientôt deux siècles qu’elle répand, à pleines mains, sur l’Europe et sur le monde des graines d’idées que les brises de la mer et le vent des montagnes emportent au loin. Ces graines ailées où, comme dans la nature et dans toutes les choses humaines, l’ivraie se mêle parfois au pur froment, elles ont déjà fait lever sur le sol de l’Europe bien des révolutions. Les voilà, aujourd’hui, qui germent brusquement en ce vieil Orient aux terres en apparence épuisées. Dieu veuille que les meilleures d’entre elles y trouvent un sol propice, qu’elles y puissent prendre racine, et que, grâce à elles, les vallées et les plateaux trop longtemps dénudés de cet antique Orient s’y couvrent, de nouveau, de blondes moissons et de vertes forêts !


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.