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prix à conserver leurs dernières provinces européennes. Mais la possession territoriale d’un fragment du sol européen, le contact matériel avec l’Europe n’est rien, si les Turcs d’Europe et d’Asie, si ces derniers surtout, de beaucoup les plus nombreux, ne demeurent ou n’entrent en contact moral et intellectuel avec l’Occident et avec l’esprit moderne. Or, cela ne peut se faire qu’à l’aide d’une des grandes langues de l’Europe, d’une de celles qui servent de véhicule aux idées et aux sciences contemporaines. A cela le turc est absolument impropre, — comme du reste l’arabe ou le persan, ces grandes langues littéraires de la tradition islamique. En dépit de leur classique beauté, ou mieux eu raison même de leur longue culture, ces nobles langues asiatiques ne peuvent guère servir qu’à transmettre les idées anciennes, qu’à fortifier les influences traditionnelles et l’esprit de la vieille Asie. A cela, au contraire, au rapprochement intellectuel avec l’Europe et l’esprit moderne, le français est merveilleusement apte ; loin de pouvoir s’en passer, la Jeune-Turquie, qui s’en est nourrie, en a plus besoin que jamais. C’est pour elle, encore enfant ou adolescente, l’aliment substantiel dont elle ne peut se sevrer, sous peine de languir et de dépérir. Le français s’impose au patriotisme des Jeunes-Turcs comme l’instrument naturel de l’évolution ottomane. Il nous est permis de le dire sans présomption : ce que l’anglais a été pour le Japon insulaire, le français, langue reine de la Méditerranée, doit l’être pour la Turquie.

Ce n’est point que nous ayons la sotte prétention de condamner la Turquie nouvelle à n’avoir d’autres précepteurs de la civilisation occidentale, d’autres interprètes ou drogmans de la culture moderne que des Français. Loin de nous pareille infatuation ! En leur effort d’affranchissement et d’éducation européenne, les Turcs sont libres de choisir leurs maîtres ; il est naturel qu’ils ne s’adressent pas toujours aux mêmes. Anglais, Allemands, Italiens, Autrichiens ont le droit, comme nous, Français, de prendre leur part de cette grande œuvre de rénovation de l’Orient qui ; pour être sérieuse et durable, exigera le labeur de plus d’une génération, peut-être de plus d’un siècle. Comme les Japonais, depuis la chute du Shogunat, comme les Russes depuis la révolution opérée par Pierre le Grand, les Turcs peuvent emprunter des professeurs, des instructeurs, des moniteurs à toutes les nations selon les facultés de chacune.