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d’un mouvement brutal ; il n’y avait rien là qui le distinguât de la plupart des hommes de même profession. Pour qu’il prît une individualité dramatique, il a fallu qu’il aimât Glycère. C’est cet amour qui, en s’emparant des autres instincts de sa nature, et en les mettant en action, les développe et les unit de manière à constituer un caractère. C’est lui, en effet, qui suggère au personnage une volonté précise et la rend assez forte pour lutter soit contre certaines dispositions divergentes, soit contre l’embarras résultant des circonstances. Dans la scène où il prend conseil du vieux Patæcos, cela éclate avec force en un passage où se laisse voir toute son agitation intime :


Non, par Déméter, non, je ne sais plus que dire ; ou plutôt, je n’ai plus qu’à me pendre. Glycère m’a donc abandonné ! Oui, elle m’a abandonné, ma Glycère. Ah ! Patæcos, si tu voulais ! Tu étais familier avec elle, tu lui as parlé souvent. Eh bien, va la trouver, cause avec elle, négocie en mon nom, je t’en supplie.


Un sentiment profond a transformé l’homme qui tient ce langage. Ce sentiment, sous forme de jalousie, a été cause de sa brutalité ; maintenant, sous forme de regret, il réveille en lui ce qu’il y a de meilleur, il l’occupe tout entier, il tend sa volonté et son intelligence vers un but unique ; et, ainsi, il donne à cette nature, ordinairement médiocre, une intensité de vie et une valeur morale peut-être passagères, mais en tout cas mesurées à la durée de l’action. Il en est de même de Charisios dans l’Arbitrage. Lui est un jeune Athénien bien élevé, qui a fait sa philosophie et se pique de vivre selon ses principes. S’il n’était que cela, il ne nous intéresserait guère. Mais, lorsque l’action nous révèle qu’il aime profondément, et malgré lui, la femme dont un malentendu l’a séparé, il cesse de ressembler à tout le monde. Sous ses hésitations, sous ses résolutions momentanément contraires à sa véritable volonté, nous sentons celle-ci se chercher, faire son œuvre secrète, dégager et concentrer peu à peu les forces pures et bienfaisantes. En un mot, le caractère se fait sous nos yeux et il se fait par l’amour.

Bien entendu, il n’y a pas lieu de croire que l’amour ait toujours tenu ce rôle dans le théâtre de Ménandre. Ce serait attribuer trop de grave méthode au charmant poète que de lui prêter un dessein si constant. S’il a su, lorsqu’il l’a jugé bon, créer, au moyen de l’amour, des individualités dramatiques, il lui a plu,