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aurait dû dire l’Empereur, remerciez M. Thiers, et dites-lui que je serais enchanté de causer avec lui tel jour, à telle heure. » N’avoir pas appelé Thiers à ce moment est aussi incompréhensible que de n’avoir pas donné autrefois le portefeuille de l’Instruction publique à Victor Hugo. Une antipathie personnelle invincible peut seule expliquer cette faute d’un souverain si habituellement attentif à ne pas blesser. Je la lui eusse épargnée, s’il m’avait raconté le fait. Malheureusement il avait profondément gravée dans l’esprit la funeste recommandation de son oncle : « N’accordez complètement votre confiance à personne. » Il avait pourtant conservé le souvenir de cette ambassade de la duchesse de Mouchy lorsqu’en partant pour l’armée, il dit à Le Bœuf : « Thiers pourrait être votre successeur. » Thiers s’en souvint aussi, mais autrement.


Le 11, nous arrivâmes au Conseil avec l’intention de prendre des mesures militaires. Gramont lut deux télégrammes parvenus le matin qui modifièrent notre manière de voir. Dans l’un, Benedetti racontait que le Roi l’ayant rencontré la veille, à la fin de la promenade, l’avait abordé, lui avait dit qu’il n’avait aucune réponse du prince, et, sur sa prière, lui avait accordé une nouvelle audience. Dans un second télégramme, il disait : « Vous me permettrez d’ajouter qu’à mon sens, la guerre deviendrait inévitable, si nous commencions ostensiblement des préparatifs militaires. » Comme, tout en envisageant avec fermeté la possibilité d’une guerre, nous ne tenions nullement à la rendre inévitable, nous décidâmes d’ajourner toute mesure compromettante : nous ignorions celle prise par l’Empereur avec Le Bœuf et dont les effets auraient pu être sérieux si la négociation n’avait été terminée avant qu’elle fût exécutée. Nous n’autorisâmes que la création des 4es bataillons et le rappel des permissionnaires. L’amiral Rigault, qui, en général, assistait à nos délibérations sans mot dire, demanda alors l’autorisation de rappeler six mille marins. Le Conseil refusa, craignant de brusquer les événemens ; alors l’amiral, prenant son portefeuille dans ses mains, dit : « C’est à prendre ou à laisser. » Et devant cet ultimatum nous revînmes de fort mauvaise grâce sur notre refus.