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qui s’allonge dans mes souvenirs les embellit encore. Je ne puis dire encore ce qu’il y a de changé dans mes habitudes de rêverie ; avec un peu de réflexion, j’y trouverais sans doute quelque chose de moins et aussi quelque chose de plus. Mais je n’y veux point songer ; j’aime mieux garder le plus longtemps possible ce qui me reste au fond du cœur d’ignorance et de naïveté. »

Trois ans après la mort de Madeleine, le retour à Saint-Maurice ravive dans le cœur de Fromentin tous les sentimens qui y sont toujours restés inaltérés et leur donne cet accent particulier d’angoisse plus ou moins étouffée, plus ou moins déguisée, que l’on connaît bien, l’accent du Lac, de la Tristesse d’Olympio ou du Souvenir : « N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ? »

« Ma première visite à Saint-Maurice a été, mon ami, un religieux pèlerinage à travers tout mon passé. Mes souvenirs ont encore une extrême vivacité ; je me suis retrouvé en présence des lieux témoins impassibles de tant de changemens, jeune et amoureux comme il y a huit ans. Amoureux de quoi ? je vous le demande. Amoureux d’une ombre, de l’ombre d’une ombre. J’ai reconstruit pièce à pièce l’histoire de ma vie. J’en ai retrouvé les débris épars au pied de chacun de nos arbres. Vous aviez bien raison, mon ami, il y a des choses tombées de mon cœur qui sont à jamais regrettables, des instincts, des naïvetés, des superstitions, toutes ces fleurs de l’extrême jeunesse… C’est donc fini, mon ami, la jeunesse et tout le reste. Nous ne nous reverrons donc plus ! C’est au tour des jeunes gens qui nous suivent à être amoureux, à le dire, à faire des vers, à jouir des délicieuses mélancolies de vingt ans. Un jour, peut-être bientôt, nous perdrons jusqu’au souvenir que nous avons été jeunes, jusqu’au regret de ne plus l’être : ce sera la fin de tout, la première mort. »

Ce n’est que quinze ans plus tard que toutes ces aventures et surtout toutes ces pensées devinrent l’incomparable Dominique. Du moins Dominique ne parut qu’en 1862, dans la Revue des Deux Mondes. Fut-il écrit plus tôt ? Je le crois. Beaucoup plus tôt ? Je ne crois pas. Un passage de Dominique, où « Dominique » lui-même, c’est-à-dire Fromentin, rappelle ses lointains souvenirs d’enfance, datant de l’âge de « dix ans, » présente ce chiffre : « Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de vous rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir que je relevais mes