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peu ; on m’a prévenu que ma présence au cimetière était remarquée ; que cela pourrait donner matière à quelques rapprochemens fâcheux et réveiller les médisances. Je me suis contraint. Les amis ont fait comme moi apparemment, sans avoir les mêmes motifs ; car, l’avant-dernière fois, jeudi soir, j’ai trouvé, à l’exception d’un seul, celui de la pauvre mère sans doute, tous les bouquets fanés et les vases vides. J’y portais quatre roses, trois du Bengale, une blanche ; la pluie et le vent les auront sans doute déjà effeuillées. La couronne y est toujours ; mais dans quel état… C’est d’ailleurs, vous le devinez, mon idée fixe ; tous mes soupirs involontaires, toutes mes rêveries, tous mes vœux vont au même but :


O temps évanouis ! O splendeurs éclipsées !
O soleils descendus derrière l’horizon !


Ces vers, que je redis sans cesse, résument tout. Et je n’ai pas fait mes Mémoires. Il me revient pourtant de dessous l’horizon des anciens jours des rayonnemens magnifiques. »

Il ne se borne pas à sentir ; il réfléchit, le calme relatif étant venu, sur ce que c’est qu’une grande passion et sur ceci qu’elle fait centre, pour ainsi parler, dans notre être, esprit et cœur, et lui donne son unité. « Une passion vraie, quoique superficielle en apparence, quand elle date de loin, a, par cela même, des racines profondes et des liaisons insaisissables avec tous les faits survenus depuis son origine. Elle touche à tout, tient à tout, ne souffre aucune atteinte qui n’atteigne aussi tout le reste ; elle est le lien de nos souvenirs ; elle embrasse, résume et reproduit, dans ses proportions variables, toutes nos existences contemporaines. Elle en est la formule, la trame, imperceptible souvent, mais réelle. »

L’année suivante, en cette même saison d’octobre, sa saison, il se retrouve dans les mêmes lieux avec une douleur non calmée, mais descendue plus bas, si je puis ainsi dire, et dont les coups plus sourds se font sentir toujours, mais ne retentissent plus : « J’éprouve toujours, à reprendre ici mes habitudes dans les vieux sillons d’autrefois, un charme inexprimable. Plus j’avance en âge et plus je me sens pour les lieux où j’ai passé tant de jours heureux, quoique troublés, une tendresse filiale, une sympathie reconnaissante. Mes regrets, en s’émoussant, ont pris je ne sais quelle douceur nouvelle, et l’ombre des temps écoulés