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donne un peu de sérénité et de joie à cette âme si longtemps troublée et timide devant elle-même.

Les obstacles dont je parle, Fromentin les trouva — en lui-même ; — et puis dans sa famille ; — et enfin dans un amour malheureux qui, plus tard, fut pour lui une admirable matière d’art ; mais qui d’abord le détourna de la vie active et l’ensevelit à moitié dans les brouillards léthargiques de Werther et de Saint-Preux.


I

Personne n’eut plus de défiance de lui-même que Fromentin. Cela se voyait encore quand il avait cinquante ans, à une certaine inquiétude de ses grands yeux sombres et de son vaste front songeur. Tout le long de sa jeunesse, on le voit se convaincre de sa vocation et en douter, se dire : « J’aurai du talent » et : « Aurai-je du talent ? » craindre que sa vocation d’artiste ne soit une suggestion de son amour-propre, et enfin se défier de sa confiance en lui : « Je ne suis pas en état, mon ami, d’apprécier la valeur de vos conseils relativement au choix d’une carrière. Je serais absolument libre que je voudrais beaucoup réfléchir avant de me décider. Je crains que vous ne vous laissiez aveugler par l’amitié que vous me portez et que votre avis ne soit pas exempt de présomption. Je me sens, voyez-vous ; je sais qu’avec du travail, je développerais sans doute une certaine facilité native qui me rend à peu près apte à tout entreprendre. Mais cette facilité n’est pas du talent ; elle est plus dans la main que dans l’imagination et d’ailleurs soumise, elle aussi, aux fluctuations de toutes mes facultés. La preuve, c’est que, depuis mon arrivée, je n’ai rien fait, on à peu près, en dessin et que, si j’avais le temps de m’en occuper, je serais fort embarrassé de crayonner quoi que ce fût. Ce sont des accès. Or le malheur veut que je prenne toujours ces accès passagers pour une vocation. Plus ils sont violens, plus ils ont de durée, plus je me fais illusion ; alors j’abandonne avec dégoût tout ce qui n’est pas l’objet privilégié de mes affections du moment ; et vous, qui êtes témoin de ces crises, de leur violence, de leur opiniâtreté, vous êtes dupe, avec moi-même, de cette illusion d’une imagination malade et d’un esprit irrésolu. »