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déranger à notre détriment l’équilibre actuel des forces en Europe, et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France. (Vifs applaudissemens.) Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l’empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l’amitié du peuple espagnol. S’il en était autrement, forts de votre appui, Messieurs, et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. » (Longs applaudissemens. — Acclamations répétées.) Les acclamations accompagnèrent Gramont jusqu’à son banc[1].

Cette déclaration est irréprochable, et je la relis, après tant d’années, avec satisfaction. Sans doute elle est catégorique et renferme un ultimatum pour le cas où l’on n’en tiendrait pas compte[2]. C’était la condition même de son efficacité. Du reste, contenue, exempte de tournures de défi, elle ne va pas au-delà de la fermeté, et se garde de toutes récriminations. Elle se réduit strictement à l’affaire espagnole, sans allusion aux événemens de 1866, au Luxembourg et aux nombreux froissemens déjà subis. Pas un seul de ses mots ne vise à être désagréable personnellement au Roi ou à son ministre, encore moins à leur peuple. Qu’on l’accuse, si on le veut, de maladresse (l’effet qu’elle va produire répondra à ce reproche) ; qu’on ne dise pas que c’est une provocation. S’y fût-il trouvé, ce qui n’est pas, quelque expression hautaine, comme elle n’eût été que la riposte à une provocation incontestable, elle restait un acte de légitime défense : la parade à une attaque et nullement une attaque ; elle n’était pas le coup de canon qui commence le combat, c’était le coup de canon d’alarme qui appelle au secours. Cochery ne crut pas que les paroles qu’il avait préparées avec Daru fussent en situation ; il s’approcha de Gramont et dit seulement : « Je ne vous interpellerai plus. »

  1. Thiers dit dans sa déposition : « M. Ollivier vint à moi ; animé avec tout le monde, il était, avec moi, un peu embarrassé. Il était bien sûr que je blâmerais l’acte de folie qu’on venait de commettre. » C’est absolument faux, je n’ai jamais eu auprès de Thiers l’attitude embarrassée qu’il me prête, surtout après un acte qui, au lieu d’être un acte de folie, me paraissait un acte suprême de raison.
  2. Guizot, le 2 mars 1843, disait l’équivalent : « Si la monarchie espagnole était renversée, si la souveraine qui règne aujourd’hui en Espagne était dépouillée de son trône, si l’Espagne était livrée à une influence exclusive périlleuse pour nous, si on tentait de faire sortir le trône d’Espagne de la glorieuse famille qui y siège depuis Louis XIV, oh ! alors, je conseillerais à mon roi et à mon pays d’y regarder et d’y aviser. »