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On avait généralement coutume de lire les Essais de Montaigne comme une œuvre homogène et formant un bloc. Dans sa philosophie on cherchait une idée une, presque un système, et, comme on y rencontrait beaucoup de jugemens contradictoires, les uns le prétendaient stoïcien, tandis que d’autres le faisaient épicurien : les uns le déclaraient sceptique, pendant que d’autres lui attribuaient presque du dogmatisme ; ceux-ci le voulaient religieux, ceux-là l’affirmaient athée. Dans son art, on ne se heurtait pas à moins de contrastes : à côté de chapitres étriqués, vides d’originalité, on trouvait les admirables Essais si personnels, si riches, que tout le monde connaît. Il m’a paru que toutes ces contradictions apparentes et ces oppositions pouvaient s’expliquer, qu’elles correspondaient à des différences de dates dans la composition des Essais, et que la pensée de Montaigne avait varié d’époque à époque comme sa manière d’artiste avait changé. Retrouver autant que possible les étapes successives que sa pensée a traversées, les couches qui se sont l’une sur l’autre déposées dans son esprit par les transformations de son œuvre, un mot retracer l’évolution de Montaigne comme philosophe et comme artiste, tel a donc été mon dessein.

Pour le réaliser, la première chose à faire était de déterminer la chronologie des Essais. Il fallait y rechercher les allusions qu’ils contiennent à des événemens contemporains, identifier ces événemens souvent fort obscurs, et en déterminer la date parfois au prix de longues recherches. Sans chronologie solidement établie, il n’y a pas d’études historiques.

Mais, pour fixer cette chronologie, et pour éclairer l’évolution qu’elle devait nous faire connaître, il était très important de retrouver les lectures de Montaigne. En effet, plusieurs chapitres inspirés par un même livre avaient chance d’être contemporains. La série des lectures pouvait révéler beaucoup sur la série des compositions. Je dus donc commencer par reconstituer ce que l’on pouvait retrouver de la bibliothèque de Montaigne, de sa « librairie, » comme il disait, et, à mesure que je replaçais les livres sur les rayons, rechercher pour chacun les emprunts il avait fournis.

Cette enquête, délicate et fort étendue, était donc le point de départ nécessaire de ma tâche, et elle en constitua la plus lourde partie. Pour comprendre comment elle a été possible, et comment elle pouvait promettre une base solide à l’édifice que je voulais