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ce défaut. Aussi bien, les dactylographes voyans écrivent toujours sans regarder leur machine. Depuis quelques années, les aveugles se servent beaucoup de dactylographie, et l’usage en est si facile que, moins d’une heure après la réception de ma machine, j’écrivais mon premier devoir sans secours. La seule difficulté consistait en ce que je ne pouvais pas le relire. Pour cet office, j’étais obligé de faire appel à un clairvoyant.

Grâce à ces procédés, grâce aussi à la bienveillance de maîtres excellens dont quelques-uns ont fait preuve envers moi d’un dévouement sans limite, je n’ai eu aucune difficulté à suivre mes camarades, et j’ai fait mes classes avec succès. En même temps, je m’habituais de plus en plus à tirer le meilleur parti possible des conditions de travail qui m’étaient faites : à profiter d’une lecture entendue comme d’une lecture que j’aurais faite moi-même, à multiplier mes notes en Braille, à les classer d’une manière à la fois méthodique et pratique. Tout cela devait me servir dans la suite.

Quand j’entrai à l’École normale supérieure, je sentis tout de suite qu’un changement se produisait dans mes études : au travail d’assimilation, qui est celui de l’enseignement secondaire, succédait le travail de production, le travail scientifique. J’avoue qu’au début une inquiétude me troubla. Il fallait aller aux sources, manier une foule de livres sans aucun guide. Mes goûts m’avaient porté vers l’histoire littéraire, et, dans aucun genre d’études, la documentation ne présente autant de difficultés que dans l’histoire. Je regrettais parfois de n’être pas philosophe, car je me disais qu’un philosophe demande moins aux livres, et tire plus de son propre fonds. La nécessité s’imposait à moi d’apprendre à user aussi méthodiquement que possible des instrumens bibliographiques, afin de guider sûrement dans leur maquis un secrétaire qui, désormais, devenait inséparable de ma personne, qui me prêtait constamment ses yeux, mais des yeux de plus en plus passifs à mesure que la besogne se faisait plus personnelle et plus compliquée. Avant ma sortie de l’École, je m’étais attaché à l’étude de Montaigne.

Pour qu’on puisse comprendre en quoi ma tâche a consisté, je me vois dans la nécessité (et j’en demande pardon au lecteur) de rappeler brièvement le point où en était l’étude de Montaigne quand je l’ai abordée, et le but que je me suis proposé.