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a aucune raison pour qu’il s’engourdisse dans la paresse. Pourvu qu’on ait quelque soin de lui, qu’on lui explique les choses qui sont hors de la portée de ses sens, il ne restera en arrière d’aucun des enfans de son âge. Plus tard, quand il sera homme, les conversations des personnes qui l’entoureront le tireront constamment hors de lui-même comme feraient des spectacles, empêcheront que sa pensée ne s’isole, ne se replie sur soi, ne s’enferme comme un ver à soie dans son cocon. Montaigne, qui s’y entendait, disait : « Je consentirais plutôt de perdre la vue que l’ouïe, » et il le disait sans doute parce qu’il aimait la causerie plus que tout autre plaisir ; mais aussi ce curieux, toujours insatiable d’idées nouvelles et qui trouvait tant de délices dans le libre jeu de l’intelligence, savait fort bien qu’en général l’oreille alimente et stimule notre pensée propre plus que l’œil. Il trouvait que la conversation était le plus fructueux des exercices. Est-il paradoxal de penser que le sens de l’ouïe est un sens plus intellectuel, en quelque sorte, que la vue ? Je ne le crois pas. L’œil, après tout, ne meuble l’esprit que des images des objets extérieurs, l’oreille y porte les idées, tout le travail de réflexion que la pensée greffe sur ces objets. C’est l’ouïe qui sert de véritable lien entre les esprits. Dans le travail manuel, le sourd voyant est supérieur à l’aveugle ; au point de vue intellectuel, je suis convaincu que la position de l’aveugle qui entend est préférable à celle du sourd.

Le sens du toucher n’est guère exploité méthodiquement par les aveugles que depuis un siècle un quart, depuis qu’en 1784 Valentin Haüy fonda la première école spéciale à leur usage, et c’est cette utilisation méthodique qui a transformé leur situation, et qui leur permet aujourd’hui de jouer un rôle dans la société. L’éducation du toucher est la partie essentielle de ce qu’on peut appeler la pédagogie spéciale des aveugles. Il s’agit de l’apprivoiser, de le domestiquer en quelque sorte afin de lui faire remplir les offices que la vue a délaissés, et cette substitution est très importante pour le développement intellectuel. De tout temps c’est le toucher seul qui a donné aux aveugles les notions de forme, de résistance, etc., dont sont construites nos idées du monde extérieur et que la vue donne aux clairvoyans conjointement avec le toucher. De tout temps et spontanément, sans étude, il a empiété sur le domaine ordinaire de la vue et apporté à l’esprit de l’aveugle la connaissance d’objets qui, en général,