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imitant ces mouvemens, elle reproduisit les sons qu’on articulait en sa présence. Un mois lui suffit pour apprendre à parler correctement l’anglais, et, rien qu’en posant la main sur les lèvres de son interlocuteur, elle commençait à lire avec les doigts les mots qu’elles émettaient. Ainsi, à l’aide du seul toucher, Helen Keller s’est ménagé trois ouvertures sur le monde extérieur, trois routes qui lui apportent les idées du dehors : l’alphabet manuel, la lecture en relief et la parole humaine ; et, grâce à ces trois moyens d’acquisition, elle s’est placée dans cette aristocratie intellectuelle si peu nombreuse que forment les hommes très cultivés. Enfin, non contente de parler sa propre langue, elle a étudié le français qu’elle écrit correctement, le latin, même le grec.

Si Helen Keller a pu faire cela, comment s’étonner que des aveugles qui entendent et qui parlent parviennent quotidiennement au développement intégral de leurs facultés intellectuelles ? Son exemple nous montre combien nos cerveaux nous viennent riches d’hérédités séculaires, façonnés pour la vie, avides de recevoir les idées et de les faire germer ; il nous prouve que parfois un pâle rayon de lumière suffit à faire éclater la croûte de ténèbres qui les entoure et à les féconder. L’intelligence de l’aveugle, que nous estimons volontiers toute sombre, est toute pénétrée de la lumière du dehors. Sans parler du goût et de l’odorat qui, riches de sensations, n’apportent que des idées trop élémentaires, elle a le sens de l’ouïe et celui du loucher, le premier pour la pensée parlée, le second pour la pensée écrite, tous les deux précieux pour faire connaître les objets extérieurs. Par ces deux fenêtres grandes ouvertes sur le monde les idées entrent à flots. Qu’importe que devant la troisième un store reste baissé ? le jour pénètre assez abondant à l’intérieur pour y entretenir une pleine activité. C’est dans la vie extérieure et matérielle que l’aveugle est dans un état d’extrême infériorité ; au dedans, il est l’égal des autres hommes.

Par le sens de l’ouïe, non moins que par celui de la vue, l’homme est comme plongé dans un monde de sensations qui le stimulent ; il en est enveloppé. Quelque passif qu’on le suppose, il est arraché à sa torpeur, entraîné dans la vie commune. Incité sans cesse par les propos de ses parens, de ses frères, de ses sœurs qui le mêlent continuellement à la vie extérieure, l’esprit de l’enfant aveugle ne peut pas demeurer dans l’inaction. Il n’y