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l’individu qui a été frappé en très bas âge, ce qui n’est pas le cas ordinaire. Accordez-lui seulement quelques années : il aura acquis toutes ces notions ; et jusqu’à la fin, sa mémoire les lui représentera dans sa nuit.

Soit, presque toutes les idées sont susceptibles de loger dans un cerveau d’aveugle ; mais, dira-t-on, s’il n’y a pas impossibilité pour l’aveugle à les concevoir, à tout le moins il y a une extrême difficulté à les acquérir. L’obstacle n’est plus dans la nature des idées, mais dans l’indigence des moyens dont dispose l’aveugle pour se les assimiler. Le clairvoyant les doit pour la plupart à la vue, et il n’est point de route qui puisse les conduire à l’esprit avec autant de rapidité ni autant de précision. Le mobilier de l’intelligence semble donc devoir toujours rester assez rudimentaire. C’est l’objection capitale, celle qu’on retrouve au fond de tous les étonnemens dont nous parlions. A tous ceux qui me l’expriment, invariablement je pose toujours la même question : connaissez-vous Helen Keller ?

Helen Keller, on le sait, est une jeune Américaine qui, à dix-huit mois, à la suite d’une grave maladie, s’est trouvée aveugle et sourde, muette aussi par suite de sa surdité. Sa petite âme semblait donc être presque complètement close aux impressions du dehors. Son bagage intellectuel devait, semble-t-il, se borner à quelques rares idées, les idées des objets qui se trouvaient à la portée de sa main. Encore était-il douteux que dans des ténèbres si épaisses elle pût jamais les concevoir d’une manière distincte. Et pourtant aujourd’hui Helen Keller, toujours sourde et toujours aveugle, âgée de vingt-huit ans, est une personne très distinguée, très instruite, qui a suivi les cours d’une université, a brillamment subi ses examens, et qui parle plusieurs langues. Il a suffi de lui faire certains signes dans la main tandis qu’elle touchait des objets, pour qu’en vingt jours elle comprît que toute idée était représentée par un signe spécial et que, grâce à cette convention, les hommes pouvaient se communiquer leurs pensées. Un mois et demi plus tard, elle reconnaissait au toucher les caractères de l’alphabet. Après un nouveau mois elle écrivait une lettre à l’une de ses cousines ; au bout de trois ans, elle avait acquis une somme d’idées et de mots suffisante pour converser librement, lire avec intelligence et écrire en bon anglais. On eut alors l’idée de lui faire toucher les mouvemens du pharynx, des lèvres, de la langue qui accompagnent la parole humaine, et, en