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à ce mot plus de sens qu’il ne faut et savent s’appuyer sur la réalité qu’il exprime, sur l’ensemble des causes non pénétrées, et peut-être non pénétrables à l’intelligence, mais réelles et efficientes, à quoi se réduit en fait ce que nous appelons hasard, destin, fatalité…

M. Rudyard Kipling est donc bien Anglais lorsqu’il développe, dans les ouvrages de sa dernière manière, son évangile de l’ordre ; et, comme son pays lui-même, il donne au monde une grande leçon. Chaque pièce d’une machine n’est là que pour l’ensemble. Il importe qu’elle soit aussi parfaite que possible ; mais c’est sa fonction qui lui donne sa valeur et elle n’a pas en soi sa raison. Le mouvement seul est la fin. L’énergie qu’admire l’auteur de Soldiers Three, de Stalky and Co, de Day’s Work, c’est l’énergie organisée, et elle ne s’organise que par l’action commune. L’homme vit par son groupe et pour son groupe. L’esprit de corps est fondé dans la nature même des choses ; il nous fortifie, il nous soutient et il nous guide.

Cet esprit même, élargi à la mesure d’une nation, sans cesser de demeurer très consistant et très fort, voilà le patriotisme. Les fils d’une même patrie sont les agens d’une même œuvre, les rivets, les boulons, les écrous d’un même navire. Que la tradition, la discipline des sentimens communs plient donc et maintiennent toutes les volontés à la tâche commune pour laquelle des siècles ont façonné et accordé leurs énergies : ainsi ces volontés s’assureront la victoire. Mais l’œuvre commune de la grande nation britannique dépasse les limites du royaume insulaire : elle appelle à une même destinée toutes les forces de l’« empire. » M. Rudyard Kipling a raillé « l’Anglais bien abrité, » qui ne voit pas plus loin que la petite Angleterre, veut bien travailler à sa prospérité et à son bonheur, indifférent à la fortune des colonies et des territoires lointains où la race a porté sa conquête, où la métropole a planté son drapeau. « Que pourraient-ils connaître de l’Angleterre, » s’écrie-t-il quelque part, « ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ! » Né aux Indes, roulé par les « sept océans » des colonies de l’Afrique australe au Dominion du Canada, il a pris conscience de l’unité de l’Empire et l’a rendue sensible à ses compatriotes, à travers ses récits et ses chants, parce qu’elle s’était d’abord reflétée dans son âme. L’impérialisme qu’il a chanté, glorifié, n’a rien d’une fantaisie ; il est plus qu’une opinion : il faut y voir le terme naturel et la