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les volontés comme les poitrines, la puissance démesurée de la nature ont imposé à l’homme le sentiment de son néant. Trop volontiers il se laisse glisser à l’oubli du réel, au renoncement, ou cherche l’illusion du rêve. Entrez, par exemple, dans la fumerie du vieux Fung-Tching, et voyez cet habitué qui lui reste fidèle, rivé à ses habitudes, après qu’elle a dégénéré sous la direction du neveu. La chambre est sale, toutes les nattes sont déchirées et coupées sur les bords ; on lui met du son dans sa pipe. Il a vu mourir un à un ses compagnons et il sait que son heure est proche. N’importe ! Son seul désir serait de s’éteindre avec une pipe de bonne drogue entre les lèvres, en regardant les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat. — Plus lamentable encore est la destinée de cet ivrogne mahométan, marié à une femme indigène, et qui fut jadis un gentleman anglais, un étudiant d’Oxford. Les énergies ont de ces faillites, là-bas, sous le poids des choses. Il ne nous laisse que deviner son histoire à travers les confidences de ses derniers Jours à M. Rudyard Kipling. Le souvenir y jette des lueurs dans une sombre nuit, et nul explicite récit ne serait plus tragique. Les abîmes entrevus gardent toute leur horreur, et nous rêvons à notre aise sur tout ce qui a pu s’y perdre d’espoirs jadis fervens, d’efforts malheureux et de nobles pensées. Nous rêvons… Libre à nous de rêver… L’auteur conte ce qu’il a vu, répète ce qu’on lui a dit, — et passe. Son art sans doute n’en a que plus d’effet sur nos imaginations, cet art rapide, évocateur, brutal, et comme indifférent aux impressions qu’il peut éveiller en nous…

Nous restons seuls devant la réalité qu’il nous présente, et nous avons tout loisir de la regarder, préparée, éclairée, mise au point et en pleine lumière. Il faut voir avec quelle vigueur et quel relief s’enlèvent, en quelques traits, les tragi-comédies de l’avarice, de l’impiété, de la perfidie orientales. Est-il surprenant que dans une humanité exposée à de telles défaites, asservie à des forces qui la dépassent, il ne subsiste trop souvent que ruse, intrigue, habileté repliée, tortueuse et sournoise ? Los mystificateurs sont plus habiles que partout ailleurs à exploiter la crédulité de leurs dupes ; la malhonnêteté nous déconcerte par son impudeur ou son inconscience. Un prêtre bouddhiste apprend aux chrétiens convertis à tisser la fibre d’une ortie vénéneuse et à en faire des vêtemens dont la brûlure leur paraîtra une vengeance