Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes ces épreuves communes, tous ces souvenirs, tous ces liens (en attendant le plus puissant de tous, l’enfant) qui unissent deux existences dans une seule destinée. Dès lors, le capitaine Gadsby n’est plus lui : il est l’époux, il est le père ; il pense à la maison de famille où il serait bon de revenir, de vivre entre ses parens et son fils, de rattacher ainsi l’avenir au passé. La carrière des armes lui apparaît tout à coup redoutable ; il sent qu’il ne peut plus lui appartenir tout entier, s’y consacrer sans arrière-pensée. Il ne voit plus des mêmes yeux l’aventure et le péril. Et voilà pourquoi il songe à quitter l’armée. Le mariage aurait-il fait de lui un lâche ? Demandez son avis au capitaine Mafflim, le fidèle camarade, qui est resté célibataire. Cet avis doit être à peu de chose près, vers ce temps-là du moins, celui de M. Rudyard Kipling.


II

Car le jeune écrivain n’a pas foi dans l’amour ; il n’a foi que dans l’action. Toutes ses sympathies et, si l’on peut dire, son instinct, le portent vers les énergies qui font à ses yeux la réalité efficace du monde, vers les héros sans gloire et même sans grandeur qu’il ne peut se défendre d’admirer. Il s’est plu de bonne heure, dès les Contes des Collines, à nous esquisser des silhouettes de sous-lieutenans. S’il nous les montre plutôt sous le jour désavantageux de leurs aventures d’amour et de leur vie mondaine[1], déjà pourtant nous voyons en eux les hommes de leur fonction, avec les qualités qu’elle exige. Regardez les plus jeunes, les plus naïfs, ces subs à peine sortis de Sandhurst et que leurs aînés briment à plaisir. Le jour viendra où ils vous étonneront par leur riposte, alerte, hardie et victorieuse. Et surtout, il faut les voir à la besogne. Je ne vous raconterai pas comment le lieutenant Brazenose, « un beau gaillard de jeune officier, » entra nu avec ses vingt-six hommes nus, dans la ville de Longtungpen, qu’ils prirent aux Dacoits de Birmanie, après une traversée de l’Iraouaddy à la nage, en pleine nuit. « Pas un de nous ne fut blessé, sauf peut-être le lieutenant, » nous dit le facétieux Mulvaney, « et encore ne fut-il blessé que dans sa

  1. Thrown away, The Rescue of Pluffles, Kidnapped, The Arrest of Lieutenant Golightly.