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commodes à jeter à la tête d’une famille anglaise ! Qu’allons-nous faire ? » Les deux amis, arrivés trop tard pour sauver le garçon, ont bien vite arrêté un plan. Les lettres, les tendres lettres désespérées et touchantes, qu’il avait écrites à sa famille, à son colonel, à une jeune fille de son pays, sont jetées au feu et remplacées par une autre, porteuse de consolans mensonges. Mais l’élaborer ne fut pas une petite affaire, par cette soirée chaude et tranquille, à la lueur d’une mauvaise lampe, devant le corps inanimé.


J’ébauchai, en temps voulu, un brouillon assez satisfaisant. J’y démontrai comme quoi le garçon était le modèle de toutes les vertus, adoré dans son régiment, avec toutes les promesses d’une brillante carrière devant lui, et ainsi de suite… Comment nous l’avions soigné pendant sa maladie, — ce n’était pas le moment de faire de petits mensonges, vous comprenez, — et comment il était mort sans souffrance. Je suffoquais en mettant tout cela sur le papier, et en pensant aux pauvres gens qui le liraient. Puis, le grotesque de l’affaire me fit rire, et le rire se mêla aux sanglots, — et le major déclara que nous avions tous deux besoin de choses à boire.

Je n’oserais dire la quantité de whisky que nous absorbâmes avant de terminer la lettre. Ensuite, nous enlevâmes au garçon sa montre, son médaillon et ses bagues. Quand ce fut fait, le major dit :

— Il faut aussi envoyer une mèche de ses cheveux. Les femmes apprécient cela.

Mais, pour certaines raisons, il ne nous fut pas possible de trouver une mèche en état d’être envoyée. Le garçon était brun, le major aussi, heureusement. Je coupai une mèche au major, au-dessus de la tempe, avec mon couteau, et la mis dans le paquet que nous allions fermer.


Ils creusent la fosse, ensevelissent le malheureux petit officier, en récitant le Pater et une prière improvisée, pour le repos de son âme. Ensuite ils vont dormir. Mais il faut rester une journée encore, une longue journée de chaleur étouffante, dans cette maison de campagne pour donner de la vraisemblance à leur version que le jeune homme est mort du choléra : il faut lui laisser le temps de mourir. Ils repassent et retouchent leur histoire pour en voir les points faibles, — comme des assassins. Et le lendemain ils vont la conter au colonel, puis se coucher et dormir.

— Un tour de cadran, car nous n’étions plus bons à rien…

Le plus triste de tout fut la lettre que nous reçûmes, le major et moi, de la mère du garçon, — avec de grosses ampoules où l’encre se délayait tout au long des feuilles. Elle écrivait les choses les plus attendrissantes du monde à propos de notre grande bonté et de l’obligation dont elle nous resterait redevable pendant tout le temps de sa vie.