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— Le palais collectiviste que nous voulons édifier ne sera sans doute pas parfait de tous points, mais on peut démontrer que notre œil n’est pas non plus un instrument parfait, et cependant « nous désirons avoir des yeux. » — Sans doute, mais cette comparaison se retourne contre les socialistes. Ils nous promettent dans l’avenir la réalisation d’un œil idéal en faveur duquel ils veulent que nous renoncions à notre œil présent ; l’œil présent, si critiquable soit-il, a l’avantage d’exister et de fonctionner. Qui voudra se le faire arracher par un médecin de Molière pour mettre à la place un œil artificiel, auquel on attribue par hypothèse toutes les vertus ? Les physiologistes accusent d’imperfection non seulement nos yeux, mais tous nos organes ; il en est qui ont découvert que l’estomac ne sert à rien, d’autres que l’intestin est chez nous beaucoup trop gros et gênant. Il en est même qui, confians dans les audaces de la chirurgie, voudraient pratiquer l’ablation partielle de ces entrailles défectueuses, présent de la nature : nous digérerions mieux, nous nous assimilerions mieux les alimens, tout notre organisme en serait rajeuni ! Les amateurs manquent cependant pour le bistouri : on préfère l’intestin et l’estomac séculaires aux organes corrigés par le chirurgien. On voit ce qu’on a, on ne voit pas ce qu’on aurait, et si on ne mourrait pas de l’opération.

Outre la loi de continuité, qui domine la sociologie, les révolutionnaires méconnaissent l’interdépendance ou déterminisme réciproque des phénomènes sociaux. Ils ont beau invoquer l’idée de solidarité comme un fondement du socialisme, ils finissent par la rejeter dans l’application. Ils se mettent en dehors des solidarités organiques qui lient l’avenir au présent : ils croient qu’on peut opérer le changement à vue du régime de la propriété individuelle. En même temps, ils s’affranchissent de tous les liens du quasi-contrat entre les générations passées, les générations présentes et les générations à venir. Ils méconnaissent ainsi les lois de l’organisme contractuel.

On a appelé les utopistes des oiseaux de tempête qui annoncent l’approche orageuse de l’ère nouvelle. — Ces oiseaux ne sont pas toujours, pour le sociologue, des précurseurs de l’avenir. J’accorde que la vérité de demain est souvent le paradoxe d’aujourd’hui : une proposition vraie, quand elle n’est pas liée d’un lien visible aux lois actuellement constatées, paraît étrange et contraire à l’opinion commune. Mais il n’en résulte