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somme, ni d’obtenir le paiement du travail passé ; et, avec cela, un nombre incalculable de lieues à franchir pour atteindre New-York, d’où notre ouvrier avait formé le projet de repartir pour l’Angleterre, sans savoir le moins du monde, d’ailleurs, par quel moyen il y réussirait. Ces lieues qui le séparaient de New-York, à travers une infinité de villes et villages inconnus, le jeune homme les a franchies à pied, les poches absolument vides, tantôt gagnant son pain par un petit travail, mais le plus souvent contraint à le mendier, sauf à rester parfois tout un jour sans nourriture aucune. Et l’on peut imaginer ce qu’un tel voyage doit avoir comporté d’incidens divers, amusans ou terribles, depuis des rencontres d’admirables « chemineaux » professionnels, déployant un vrai génie à l’art difficile et charmant de vivre sans rien faire, jusqu’à l’histoire tragique d’un fou qui, échappé d’un asile, est en train d’égorger sa femme lorsqu’il se voit surpris par le voyageur. En chemin, celui-ci fait connaissance avec des contrebandiers qu’il assiste dans l’exécution d’une de leurs entreprises, il se réfugie, pour la nuit, dans un wagon qu’il croyait abandonné, aux alentours d’une gare, mais qui, tout à coup, se met en marche et le transporte gratuitement à la ville voisine, après avoir risqué d’abord de le tuer : car le wagon était à moitié rempli de poutres qui, au mouvement des roues, ont commencé à s’ébranler, et certainement l’auraient écrasé s’il avait continué de dormir deux minutes de plus. Et aucun des chapitres du livre n’est plus gai que celui-là, se déroulant devant nous comme une légère et joyeuse chanson juvénile, avec une foule d’observations psychologiques ou morales où viennent se mêler, çà et là, des descriptions colorées du riche paysage campagnard des États-Unis.


Cependant, je m’aperçois que je n’ai pas encore dit quel homme était, au juste, ce charmant conteur, ni en quoi avait consisté sa carrière d’ouvrier. Agé aujourd’hui d’environ soixante-cinq ans, il est né de petits boutiquiers, qui l’ont laissé orphelin de très bonne heure, sans aucun argent ; et son enfance s’est écoulée dans un village du nord de l’Angleterre, où une tante l’avait recueilli. Il y a reçu, à l’école publique, une instruction assez rudimentaire : mais son goût très marqué pour la lecture a, d’abord, inspiré à sa tante le désir d’en faire un instituteur. En fait, sous les réticences et explications embrouillées de son autobiographie, nous devinons qu’il n’aurait tenu qu’à lui d’occuper un rang social supérieur à celui où il est descendu. Et peut-être, d’ailleurs, ne devons-nous pas trop regretter, pour lui,