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libéralisme qui attire la sympathie. Pour soutenir un tel effort, de quelles vertus civiques, de quelles aptitudes intellectuelles les réformateurs n’ont-ils pas besoin ! Or, ces vertus et ces aptitudes, les possèdent-ils d’ores et déjà, ou sont-ils en voie de les acquérir ?

Sans doute, la moralité privée, dans une nation, n’est pas un sûr garant de la moralité publique, et, d’autre part, dans des milieux aussi mêlés que les milieux orientaux, il est malaisé de fixer un étiage de moralité privée, qui serait commun à toutes les races. On est obligé d’étudier chaque race séparément : après quoi, on constate qu’il existe entre elles, au point de vue moral, des inégalités ou plutôt des incompatibilités profondes, qui semblent leur interdire toute action commune.

Un de nos compatriotes, président d’une Chambre de commerce, en relations d’affaires constantes avec des individus de toutes les nationalités orientales, me les classait ainsi, par rang d’honnêteté moyenne ; et, si je reproduis son jugement presque textuel, c’est que j’ai eu cent fois l’occasion de le vérifier… D’abord, en tête, et battant les autres de plusieurs longueurs, le Turc, le « bon Turc » paysan ou non-fonctionnaire (sous l’ancien régime, il était admis que les fonctionnaires impériaux ne valaient pas la corde pour les pendre). Celui-là réunit tous les éloges. C’est l’espoir des réformateurs, la bonne « cellule sociale » d’où sortira l’organisme de l’Empire régénéré. Ensuite, mais à une distance considérable du Turc, le Grec ; puis au-dessous du Grec, le Juif ; au-dessous encore, l’Arménien ; et enfin, au dernier degré de l’échelle, plus bas, si c’est possible, le Persan, objet de toutes les exécrations. On conçoit que je m’abstienne là-dessus de tout commentaire justificatif. S’il est agréable de décerner des prix de vertu, l’opération inverse est sujette à trop d’inconvéniens.

Dans l’ordre intellectuel, il en va tout autrement. Il y faut encore classer chaque peuple, selon ses aptitudes. On ne récusera pas, je pense, en cette matière, l’opinion d’un des plus anciens professeurs du lycée de Galata, maître excellent et prudentissime, qui ne se risquerait pas à formuler un jugement, avant d’avoir tourné sa langue sept fois dans sa bouche. Lorsque je lui demandai son avis sur la question, il tira gravement de sa poche un carnet, le carnet où il inscrivait les notes et les places de ses élèves, et, après l’avoir attentivement