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désireux de le revoir. Nous nous revîmes fréquemment durant mon séjour, et, à chaque nouvel entretien, la silhouette un peu sommaire qui s’était déposée dans ma mémoire se précisait davantage. Je trouvai cet exalté plein de bon sens et de sagesse. Il comprenait les nécessités du moment et s’y pliait par raison. Avec une intuition très nette des réalités, il ne se leurrait pas sur les dispositions de l’Europe à l’égard de son pays, il considérait la révolte à main armée comme une folie ; il se bornait à prêcher la concorde et la protestation pacifique. J’aimais aussi l’élévation de ses idées et de ses sentimens oratoires, son mépris pour une civilisation qui ne procurerait que le bien-être matériel sans l’affranchissement moral. Et puis il y avait une sorte de beauté héroïque dans le dévouement de ce jeune homme, qui, sans autre arme que sa parole, sans grand espoir de récompense, se dressait ainsi contre un adversaire tout-puissant.

Encore une fois, je n’ignore pas les critiques qu’on lui adressait : « d’être un ambitieux, de se poser en tribun par fanfaronnade juvénile, de se croire le Gambetta de l’Egypte. » Effectivement, il avait un culte pour Gambetta, il le citait sans cesse, et il me semble que, d’une manière plus ou moins consciente, il s’efforçait de l’imiter. Mais son éloquence était incontestable, peut-être plus encore lorsqu’il parlait en français que lorsqu’il parlait en arabe. Bien que sa langue ne fût pas toujours correcte, la période française le soutenait, s’adaptait merveilleusement à sa grandiloquence naturelle. Enfin, quoi qu’on en ait dit, sa sincérité patriotique me paraît évidente : c’était un Egyptien qui mettait l’Egypte au-dessus de tout !

Etait-il admissible qu’une force semblable se perdît, qu’une voix comme celle-là n’eût qu’une influence académique, sans effet sur les foules ? On me le certifiait dans tous les milieux européens. Pourtant un nombre imposant de fidèles se groupait autour de Mustafa Kamel, outre son frère Ali el son ami Mohammed Farid Bey, qui lui a succédé comme chef du parti nationaliste. Son nom était extrêmement populaire à Alexandrie comme au Caire. Tout le monde le connaissait, même les gens les plus humbles. Le moindre cocher berbérin paraissait savoir la signification de ce nom-là. Au premier que je rencontrais, je n’avais qu’à crier : El Lewa ! pour qu’aussitôt, et sans hésitation, il me conduisît rue Ed-Dawawine et me déposât devant les bureaux du