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magistrature factieuse. Qu’il eût, du premier jour, envisagé tout le péril et toute la grandeur de la tâche, il l’a dit lui-même en ces termes : « Il fallait[1]déployer toute la force de l’autorité, ou la perdre sans retour. En effet, ce n’était pas une affaire d’administration, c’était la base même de la Constitution et le trône de la monarchie. Existait-il une puissance publique ? Ou n’existait-il qu’un fantôme ? Avions-nous un seul souverain ? Ou la France était-elle soumise à douze aristocraties ? Tel était le problème inouï qu’avait créé la résistance des Parlemens. »

Celui qui tenait ce langage se nommait René de Maupeou, fils d’un premier président du parlement de Paris qui fut garde des Sceaux pendant quelques années. Ce « petit homme noir, » aux yeux durs, aux sourcils broussailleux, au teint bilieux, à la figure chafouine, cachait sous des manières doucereuses une âme ardente, dévorée d’ambition, une singulière audace, une ténacité indomptable. Homme d’affaires de métier, mais surtout homme de main, sachant ce qu’il voulait et le voulant par tous moyens, sans peur, sans faiblesse, sans scrupule, le personnage était peu sympathique, mais il n’était point méprisable, serviteur précieux, en tous cas, dans une période critique, pour un prince faible et mou. Il dut son élévation à Choiseul, qui, en 1768, le fit chancelier de France. À peine installé dans ce poste, il préparait pendant deux ans, avec une merveilleuse adresse, le coup qu’il méditait et, lorsqu’il jugeait l’heure venue, n’hésitait pas, pour se donner les coudées franches, à jeter basson protecteur. Ce seul trait suffit à le peindre.

Je n’ai pas à rappeler ici le détail des opérations qui lui assurèrent la victoire, cette nuit fameuse du 19 au 20 janvier 1771, où chaque membre du parlement, réveillé par deux mousquetaires, reçut une lettre de cachet portant ordre du Roi de se soumettre ou de vendre sa charge ; puis, sur le refus opposé par la plupart des magistrats, l’envoi des rebelles en exil, exécuté sur l’heure avec une dureté implacable ; enfin l’installation d’une sorte de cour transitoire, dont les membres délibérèrent sous le couvert des baïonnettes. Vinrent ensuite tour à tour la suppression de la Cour des aides, la suppression du Grand Conseil et des juridictions spéciales, l’épuration des parlemens de province, la transformation radicale des corps inférieurs de

  1. Mémoire rédigé par M. de Maupeou pour Louis XVI. — Le chancelier de Maupeou, par Flammermont. Appendice.