Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/648

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je condamne en nos troubles la cause de l’un des partis, mais plus quand elle fleurit et quand elle prospère ; elle m’a parfois concilié à soi pour la voir misérable et accablée. Combien volontiers je considère la belle humeur de Chétonis, fille et femme de rois de Sparte ; pendant que Cleobrotus son mari, aux désordres de sa ville, eut avantage sur Léonidas son père, elle fit la bonne fille, se rallia avec son père en son exil, en sa misère, s’opposant au victorieux ; la chance vint-elle à tourner, la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mari, lequel elle suivit partout où sa ruine le porta ; n’ayant, ce semble, autre choix que de se jeter au parti où elle faisait le plus de besoin et où elle se montrait plus pitoyable[1].


Cette allusion sympathique et généreuse aux victimes de la Saint-Barthélémy ne serait pas restée purement platonique. C’est Montaigne lui-même qui aurait communiqué aux protestans le Discours sur la servitude volontaire, pour qu’ils pussent l’insérer parmi leurs pamphlets. Il aurait fait mieux : il aurait de lui-même remanié, — et aggravé, — le texte de La Boétie, et, pour atteindre et flétrir Henri III, il aurait, de sa propre plume, composé le célèbre portrait du Tyran. Il est bien difficile, à plus de trois siècles de distance, de se prononcer résolument pour ou contre une pareille hypothèse : si, telle qu’elle est présentée par le docteur Armaingaud, elle dénote beaucoup d’ingéniosité de la part de son auteur, elle a soulevé de fortes objections de la part de MM. Villey, Bonnefon, Strowski et Dezeimeris[2]. Pour notre part, et jusqu’à plus ample information, nous inclinerions à la rejeter, comme insuffisamment établie et peu conforme à ce que nous savons de la modération et du loyalisme de Montaigne. Il reste que Montaigne, peu favorable en général, comme l’on sait, aux réformés, a « parfois, » par humanité, été tenté de se rallier à leur cause. Ce sentiment, même s’il n’est jamais, ce qui est probable, passé à l’acte, est tout à l’honneur de l’auteur des Essais. Il a toujours été le contraire d’un fanatique.

  1. Essais, édition de 1588, p. 489, ou édition Jouaust, t. IV, p. 207.
  2. Docteur Armaingaud, La Boétie, Montaigne et le Contr’un (Revue politique et parlementaire, mars-avril 1906). — Cf. les articles de M. Villey dans la Revue d’histoire littéraire de la France, octobre-décembre 1906 ; de M. Paul Bonnefon dans la Revue politique et parlementaire de janvier 1907 ; de M. F. Strowski dans la Revue philomathique de Bordeaux, février 1907 ; de M. R. Dezeimeris dans les Mémoires de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bordeaux, de 1907. — M. Armaingaud a fait face à tous ses contradicteurs et leur a successivement répondu dans la Revue politique et parlementaire d’avril 1907 et dans la Revue philomathique de mai-juillet et de décembre 1907.