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oui, fou d’amour pour moi ! Je me répète sans cesse ces chères paroles, et ce n’est pas la satiété ni l’inconstance qui l’a fait changer, c’est le sentiment du devoir. Lui plais-je toujours autant ? Je me le demande sans cesse, je me résignerais à tout pour en être sûre. Ce qu’il m’a dit dans le jardin est vrai : « Je suis faible ; je devrais me dire : puisqu’il a eu de l’amitié pour moi, elle doit être toujours la même ; seulement, la forme en est changée. » Il m’avait dit même dans le temps où il était le plus passionné : « Marie, notre destinée est gravée sur le marbre, sur l’airain, elle est irrévocable, nous ne pouvons nous séparer de Fauriel, nous serions les plus misérables des lâches si nous le faisions. » Cela est vrai, je ne l’ai jamais nié. Quand il voyait mon désespoir, il me disait : « Mais, Marie, que voulez-vous que je fasse ? » J’ai toujours gardé le silence, j’en rends grâce à Dieu, je n’ai jamais par une parole cherché à le tenter, et j’en aurais été punie par son mépris si je l’avais fait ; mais je n’ai pas conservé ma dignité près de lui, j’ai trop dit combien je l’aimais, je me suis trop emportée, je lui ai trop demandé s’il ne m’aurait pas aimée. Jamais de ma vie je n’ai été si complètement maîtrisée : avant, j’avais dans toutes les circonstances, jusque-là, gardé comme un petit recoin de calcul qui semblait planer au-dessus de ma passion, quelque forte qu’elle fût, et me faisait ne pas sacrifier tout au présent dans les moyens de la satisfaire ; mais depuis que je l’ai connu, il semble que j’ai perdu la tête, que mon étoile a pâli comme Bonaparte. Il me disait bien : « Je vois le but seul, et non pas les détails ; le devoir est, je ne connais que le devoir. » Il a quelque chose de fort et de métallique dans le caractère qui l’empêche d’être tendre pour moi comme j’en aurais eu besoin, car je crois, j’espère que je n’aurais pas plus que lui pu abandonner Fauriel ; mais il fallait m’y amener par degrés. Moi aussi, j’ai du courage, mais je suis comme Jeanne d’Arc : je me ferais brûler, mais je pleurerais.

Lorsque je lui ai dit qu’il aurait fallu m’y amener doucement, il m’a dit que lui n’en aurait pas eu la force. Cela était en contradiction avec son assertion d’une minute avant, qu’il n’avait jamais eu pour moi que de l’amitié. Peut-être qu’il a cru me guérir mieux en me disant cela. Il se trompe, ce n’est pas parce qu’il m’a aimée que je l’aime si passionnément. Je le mets au présent, car, quoique je sois habituée à ne plus le voir, quoique je regarde plus tranquillement l’avenir, je ne puis me cacher