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sans presque y penser : le mépris de la vie, des richesses et des sens. Je vous assure, cher Dicky, que toutes ces choses me sont parfaitement indifférentes, et même à présent j’en suis venue à commander mon irritabilité, presque comme je tiendrais un cheval par le mors. Mais ce que j’ai bien de la peine à acquérir, c’est de commander mes pensées ! Pourtant j’en approche et j’en viendrai à bout ; mais jusqu’alors je ne suis qu’une pauvre créature. Si tout ce que j’ai souffert dans ma vie a été utile pour devenir un être libre, je suis bien aise d’avoir souffert. Je me dis souvent : si en me mettant un fer rouge dans la tête, ma tête en serait augmentée, l’accepterais-je ? Oui, sans doute et comme la douleur ! Donc je n’ai rien à regretter, toute souffrance augmente et plus à proportion de sa profondeur. Ah ! si je pouvais gouverner cette malheureuse tendance que j’ai à verser des larmes ! Je me hais chaque fois que je pleure : c’est si faible ! Qu’est-ce qui vaut quelque chose ? C’est la force ! C’est singulier, on dirait que Dieu n’aime pas les forts : le plus grand plaisir, peut-être le seul, c’est celui de faire, et cela n’est réservé que pour les forts. Que de volonté il faut pour faire quelque chose en art, en littérature, en science ! Surtout en art : en science, pour apprendre à faire, on s’amuse en apprenant ce que d’autres ont fait ; mais en art, il faut se remâcher soi-même, jusqu’à ce qu’on en ait des nausées, non pas pour faire, mais seulement pour apprendre à faire. Et puis, le pouvoir de créer vient tout d’un coup comme un trait de lumière ; c’est là le plaisir, mais qu’il est rare ! C’est le seul vrai : se gouverner, se conduire comme un cheval docile, est un plaisir ; mais que de force encore pour y arriver ! La parabole des talens est parfaitement vraie : j’ai enterré mon talent, et Dieu me l’a ôté ! Moi, si j’étais Dieu, j’aiderais les faibles pour voir s’ils feraient autre chose que des sottises[1].

  1. C’est à son retour de Cold-Overton que Mary Clarke se laissa entraîner à l’intermède sentimental dont Victor Cousin fut le héros. Il avait alors trente-trois ans. et se trouvait au plus beau moment de sa popularité, en pleine période de combat. Le libéralisme de ses opinions avait fait suspendre son cours, et lui avait valu quelques mois de prison en Allemagne ; bien différent de ce qu’il devait devenir, il pouvait donc passer pour un champion des idées hardies vers lesquelles Mary Clarke inclinait par instinct, et qu’elle admirait chez ses amis les émigrés italiens. Il avait, de plus, un grand charme personnel, une réputation de pureté, des idées moins conquérantes que celles de Fauriel. (Sur Cousin, cf. J. Simon, dans la collection des Grands écrivains français.)
    Pour comprendre le vrai sens de cet épisode, il est nécessaire de résumer les lettres qui s’échangèrent entre les amoureux, et qu’il eût été oiseux de publier intégralement :
    Au printemps de 1825, Fauriel avait laissé Mary Clarke remonter vers le nord, en lui promettant de la suivre à brève échéance ; mais il ne se presse pas de tenir sa promesse. Son séjour chez Manzoni se prolonge indéfiniment ; comme il se plaint d’embarras financiers, Mary lui offre (7 septembre) de lui avancer une somme qu’elle a confiée à Mlle Ruotte. Il se la fait envoyer (lettre du 3 octobre), mais ne se hâte toujours pas de se mettre en route. Pourtant, le 3 novembre, il est à Marseille, d’où il écrit à son amie qu’il peut « à peine trouver quelques minutes pour lui donner un signe de vie, » se plaint de manquer de ses nouvelles et lui envoie une gentiane bleue qu’il a cueillie pour elle au col de Tende ; après quoi, il ne trouve de nouveau plus un instant pour lui écrire, jusqu’à Carcassonne (21 décembre). A Toulouse, quatre lettres d’elle l’attendaient, dont une, adressée à Marseille, l’avait suivi. « Penser à vous m’était bien naturel, répond-il le 26 décembre, et je n’ai pas fait autre chose ; il n’était pas si facile de vous écrire, et pour tout vous dire à ce sujet, j’aimais mieux vous écrire que ces pénibles excursions étaient finies, que de vous dire que j’allais les faire. » Il annonce qu’il a reçu « deux lettres bien aimables de Cousin, » et n’ose fixer le jour de son arrivée. Il est encore à Toulouse le 8 janvier ; le 12, il écrit de Moissac où il a été retenu par une inondation du Tarn ; puis il rentre à petites journées. — Ni les lettres, ni le Journal ne relatent l’explication qu’il dut avoir à son retour avec Mary, avec Cousin ou avec tous les deux.