Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

projet la finesse et la ténacité dont il avait déjà donné tant d’exemples ; mais, malgré ces qualités et l’indifférence probablement systématique de la police qui ne mettait aucun obstacle à son départ, ses premières tentatives n’eurent aucun résultat. Un jour, ses préparatifs étaient faits : on l’avisa de la présence du gouverneur du Bengale sur le courrier de Colombo qu’il devait prendre le lendemain matin ; il dut donc différer son départ. Une autre fois, il sembla plus heureux. Il s’était embarqué sans encombre, mais en arrivant à Colombo, le représentant des Messageries maritimes le prévint secrètement que des policemen déguisés en coolies circulaient sur des sampans autour du Tigre pour l’arrêter pendant son transbordement sur le courrier de Saïgon mouillé en pleine rade à plusieurs centaines de mètres. La vérification de ce renseignement lui sembla dangereuse ; il revint à Pondichéry par le même bateau qui l’avait amené.

Une troisième tentative réussit enfin. Le 5 octobre 1889, il s’embarquait de nouveau après avoir pris les précautions indispensables pour que le secret fût bien gardé. Le Tigre arrivait à Colombo ; déguisé en baboo indien, Myngoon flânait sur le pont en attendant la fin des formalités d’usage, lorsqu’il se vit observé avec attention par un passager anglais, fonctionnaire de haut rang qui, après avoir fait à voix basse quelques recommandations à son domestique et prescrit au commandant de surseoir au transbordement jusqu’à son retour, sauta dans la chaloupe de la Santé pour se faire conduire à terre. Myngoon comprit qu’il était reconnu, que le domestique était chargé de l’épier, que le passager était allé prévenir la police, qu’on tenterait encore de l’arrêter s’il quittait le Tigre et qu’il devrait retourner une troisième fois à Pondichéry. Ce dernier parti lui sembla déshonorant. Il rentra dans sa cabine, choisit dans le lot de déguisemens variés qu’il avait emportés un uniforme de matelot indien dont il se vêtit prestement, et remonta sur le pont. Il constata que son espion se tenait au bastingage près de l’échelle et que M. Ruinat, agent principal des Messageries à Colombo, se disposait à descendre dans sa chaloupe pour se rendre à bord du courrier de Saïgon. Il se glissa derrière lui sans hésiter, lui souffla son nom à l’oreille, lui enleva le volumineux portefeuille qu’il tenait sous son bras et le suivit comme un serviteur bien stylé. M. Ruinat estimait et connaissait le prince ; avec une rare présence d’esprit il devina qu’un danger le menaçait ;