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pour permettre le développement de spéculations à la fois assez positives et assez étendues à l’égard des phénomènes sociaux. Jusqu’alors, en effet, les tendances fondamentales de l’humanité ne pouvaient être assez fortement caractérisées pour devenir, même chez les philosophes les plus éminens et les mieux disposés, le sujet d’une appréciation pleinement scientifique, propre à dissiper sans retour toute grave fluctuation. Tant que le système politique, qui, graduellement modifié, avait toujours présidé au développement antérieur de la société, n’était point encore ainsi attaqué directement dans son ensemble, de manière à manifester hautement l’impossibilité de perpétuer sa prépondérance (c’est ce que j’ai, pour ma part, essayé de peindre comme fond, de poser comme milieu à l’ancien régime, en notant que, dans ce système, « l’individu traînait en quelque sorte, entre deux éternités, l’une au-dessus de lui, l’autre autour de lui, une existence résignée et pleine du sentiment de l’immuable »)[1], la notion fondamentale du progrès, première base nécessaire de toute véritable science sociale, ne pouvait aucunement acquérir la fermeté, la netteté et la généralité sans lesquelles sa destination scientifique ne saurait être convenablement remplie. » Auguste Comte tient à cette idée, il y revient ; il répète, par- lant de la Révolution : >< le grand ébranlement politique sous l’impulsion duquel nous pensons encore aujourd’hui[2]. » Mais il ne borne pas la crise à la durée qu’assignent ordinairement à la Révolution les manuels d’histoire : il ne la clôt pas brusquement au 18 Brumaire, par la fameuse « opération de police. » Même s’il pouvait croire qu’elle s’est arrêtée là, il ne croirait pas encore que tout ait été fini quand elle aurait été finie, que « le grand ébranlement politique » qu’elle nous a imprimé nous dispense à jamais de penser, et qu’il suffit qu’elle ait détruit sans que nous nous attachions à reconstruire. C’est tout l’opposé ; et s’il professe que la période critique, — traduction en adjectif du substantif la crise, — devait survenir, qu’il fallait qu’elle fût, qu’avant la reconstruction il y avait des destructions indispensables, il enseigne aussi qu’elle ne peut par elle-même constituer « un état normal et permanent, o puisque, donnant aux esprits une pente telle qu’« on s’y représente l’Etat comme l’ennemi nécessaire de la société, elle est fatalement anarchique,

  1. La Crise de l’État moderne, l’Organisation du travail, t. I, 51.
  2. Cours de philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 47e leçon, p. 195.