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deux jambes, mais sa tête nous reste. » C’est encore à l’ambassadrice qu’il avait recouru pour annoncer à cette malheureuse femme qu’elle était veuve. Il était donc naturel qu’on se servît de la même voie pour lui faire parvenir la lettre et les offres de l’empereur Alexandre. Elle les reçut de la main et de la bouche de la comtesse de Lieven, dans les premiers jours d’octobre, quelques heures après l’arrivée de Svinine à Londres. Les offres étaient aussi formelles que généreuses, et la lettre impériale, datée de Tœplitz, le 4 septembre, les formulait avec une émotion entraînante.


« Madame, — Lorsque l’affreux malheur qui atteignit à mes côtés le général Moreau me priva des lumières et de l’expérience de ce grand homme, je nourrissais l’espoir qu’à force de soins on parviendrait à le conserver à sa famille et à mon amitié. La Providence en a disposé autrement. Il est mort, comme il a vécu, dans la pleine énergie d’une âme forte et constante. Il n’est qu’un remède aux grandes peines de la vie, celui de les voir partagées. En Russie, madame, vous trouverez partout ce sentiment, et, s’il vous convient de vous y fixer, je rechercherai tous les moyens d’embellir l’existence d’une personne dont je me fais un devoir sacré d’être le consolateur et l’appui. Je vous prie, madame, d’y compter irrévocablement, de ne me laisser ignorer aucune circonstance où je pourrais vous être de quelque utilité et de m’écrire toujours directement. Prévenir vos désirs sera une jouissance pour moi. L’amitié que j’avais vouée à votre époux va au delà du tombeau, et je n’ai pas d’autre moyen de m’acquitter en partie envers lui que par tout ce que je serai à même de faire pour assurer le bien-être de sa famille. Recevez, madame, dans ces tristes et cruelles circonstances, les témoignages et l’assurance de tous mes sentimens.

« ALEXANDRE. »


Mme de Lieven et Svinine, après elle, développèrent les propositions résumées dans cette lettre, s’efforcèrent d’en faire sentir à Mme Moreau les avantages pour elle et pour sa fille. Mais elle ne se décida pas sur-le-champ. Il lui en coûtait de s’éloigner de la France, alors que la chute de Napoléon, qui semblait imminente, promettait de la lui rouvrir sous peu. Déjà