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travers les montagnes, le malheureux mutilé souffrit horriblement. Mais son courage ne se démentit pas un instant. Il avait conservé assez de présence d’esprit pour s’intéresser aux nouvelles plus ou moins exactes qui arrivaient en cours de route sur les mouvemens de larmée française et, à diverses reprises, on l’entendait se laisser aller aux réflexions qu’elles lui suggéraient.

Le 30, à midi, il était à Laun d’où il espérait gagner Prague et où, en attendant, il devait rester. Le même jour, il reçut la visite du duc de Cumberland, fils du roi d’Angleterre, auquel il dit « qu’il eût préféré faire sa connaissance sur un champ de bataille. » Il vit aussi Metternich avec qui il put échanger quelques mots. Enfin, il voulut écrire lui-même à sa femme et, de sa main défaillante, il traça ces lignes :

« Ma chère amie, à la bataille de Dresde, il y a trois jours, j’ai eu les deux jambes emportées d’un boulet de canon. Ce coquin de Bonaparte est toujours heureux. On m’a fait l’amputation aussi bien que possible. Quoique l’armée ait fait un mouvement rétrograde, ce n’est nullement par (illisible), mais pour se rapprocher du général Blucher. Excuse mon grifouillis... Je t’aime et t’embrasse de tout mon cœur. » Il voulait encore ajouter quelques mots ; mais ses forces étaient épuisées ; il ne put qu’écrire : « Je charge Rapatel de finir. »

Durant la journée du lendemain 1er septembre, son accablement redoubla. Cela n’empêcha pas qu’ayant appris que le général français Vandamme, fait prisonnier après avoir essuyé une défaite, venait d’arriver à Laun, il lui envoya Rapatel afin d’avoir des détails. L’aide de camp trouva Vandamme en proie à la plus violente colère contre Napoléon par qui, disait-il, il avait été sacrifié. À ces propos que Rapatel répétait à Moreau, il répliqua :

— Il est temps que ce monstre soit mis hors d’état de faire du mal.

Ainsi, au moment de mourir, se manifestait encore sa vieille haine contre l’artisan de son malheur, haine longtemps nourrie dans l’exil et qu’il avait sentie renaître plus vive en se retrouvant aux prises avec lui.

Dans la nuit du 1er au 2 septembre, il fut en proie, par intermittences, au délire de la fièvre ; un hoquet qui s’était emparé de lui ne cessa de le secouer. Rapatel, Orlof et Svinine ne quittaient