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probablement pas d’opinion formée contre la probité de celui qui entreprendra cette expédition. « Aucun motif d’ambition particulière ne le dirige. Rendre la paix à l’Europe et le bonheur à la France, est le but de ses projets ; jouir à l’abri d’un gouvernement libéral du fruit de ses travaux est son seul désir. »

Tel était le rapport que le général Moreau avait confié à Daschkoff pour le faire parvenir à l’empereur de Russie. A peine est-il besoin de faire remarquer que l’idée de faire marcher contre Napoléon ses anciens soldats prisonniers n’est pas digne d’un capitaine tel que Moreau[1]. Son erreur ne se peut expliquer que si l’on songe qu’en son exil, il a été hors d’état de mesurer la puissance du prestige que, même vaincu, Napoléon exerce sur ses soldats, et que n’ont affaibli ni les épreuves qu’ils ont subies en Espagne, ni les souffrances encore plus affreuses de la campagne de Russie. Napoléon est toujours pour eux le chef si longtemps invincible qui les a conduits de victoire en victoire ; ils ne l’aiment pas moins pour les sacrifices qu’il leur a imposés que pour les entreprises glorieuses auxquelles il les a associés ; et à deux ans de là, il suffira de son regard, de son geste, de sa voix pour que les légions envoyées pour le combattre se rallient à sa cause avec enthousiasme.

Au moment où Moreau traçait le plan qu’on vient de lire, la transformation dont les suites, quelques excuses qu’on y oppose, pèseront à jamais sur sa mémoire, s’était opérée en lui, et s’il hésitait encore, si, pour justifier ses hésitations, il invoquait et exagérait les difficultés qui entravaient son départ, c’est, nous le rappelons, qu’il était dominé par la crainte de livrer sa femme et sa fille aux vengeances de Bonaparte.

De là le mystère dont on le voit envelopper ses projets. Lorsque Daschkoff était venu conférer avec lui, ils avaient reconnu la nécessité d’une discrétion rigoureuse et d’un silence absolu. Précédemment, au cours de ses pérégrinations en Amérique,

  1. Telle n’est pas l’opinion de Thiers. Il croit que ce projet n’était pas dépourvu de chances de succès, » de même qu’il attribue à ces prisonniers des idées de vengeance contre Napoléon. C’est méconnaître l’état d’âme de l’armée française. Il avait pu y avoir des plaintes parmi ces milliers de malheureux tombés au pouvoir des Russes ; mais elles ne signifiaient pas qu’ils fussent disposés à marcher contre leur Empereur, même sous un chef tel que Moreau que, d’ailleurs, beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas. Au premier contact avec leurs camarades, ils se fussent réunis à eux. Quiberon et 1815 constituent à cet égard des preuves formelles. Du reste, comme on le verra plus loin, il ne fut pas donné suite au projet de Moreau