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seul. Ce n’est qu’alors que je puis penser à vous tout à mon aise, me plonger dans les souvenirs du temps où vous étiez là et rêver plus doucement au moment de vous revoir. Je songe beaucoup à ce moment, mais le passé et l’absence sont encore bien forts ; et je ne veux pas trop lutter contre eux ; la tristesse qu’ils peuvent me donner, et qui peut percer quelquefois dans mes lettres tout comme sur mon visage et dans mes manières, n’a rien d’amer ; il y a pour moi une idée, un sentiment qui dominent tout, qui enchantent tout en moi, c’est l’idée, c’est le sentiment d’être aimé par vous ; je tremble seulement un peu que vous ne soyez pas suffisamment convaincue de tout ce que vous êtes pour moi ; et quand je vous entends dire que je ne vous aime pas assez, j’ai toujours un peu de frayeur que cela ne veuille dire qu’il n’y a pas assez de facultés en moi pour vous rendre heureuse. Oh ! que pourrais-je donc faire pour vous prouver qu’il n’y a jamais eu dans mon cœur de charme pareil à celui que vous y avez mis ? Je rêvais encore à tout cela ce soir, à propos de quelques mots de votre dernière lettre, et j’ai passé une partie de ma promenade à vous gronder, mais si doucement, si doucement que je crois que vous n’en auriez pas eu de rancune. J’ai passé le reste de mon temps à tâcher de me figurer ces châteaux et ces sites, où vous me dites que vous me désirez quelquefois. Oh ! si ce sorcier qui a bâti le vieux château que vous me dépeignez, pouvait me transporter seulement trois minutes par jour près de vous, ou seulement à la vue des lieux où vous êtes, j’aimerais ces sorciers bien autrement que vous ne faites, et j’oublierais volontiers pour eux tous ces Grecs, tous ces Romains et toutes ces civilisations que vous n’aimez pas. Mais, hélas ! il n’y a d’autre sorcier que le temps, et celui-là est un enchanteur terrible qui apporte souvent des peines inattendues, et n’apporte pas toujours les joies qu’il semble promettre.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Edimbourg, dimanche 11 août (1822][1].

Je sens une reconnaissance profonde envers vous de ce que vous m’aimez telle que je suis ; être obligée de faire quelque

  1. Nous avons presque toujours suivi l’ordre dans lequel ces lettres avaient été disposées par Mme Mohl, et adopté les dates indiquées par elle. Mais ces dates ont été parfois déterminées après coup ; et certaines lettres, commencées tel jour, étaient achevées plus tard ; d’où, sur la façon dont elles s’enchaînent, certains doutes que nous n’avons pas pu lever entièrement.