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ma volonté, ma volonté aura toujours le dessus à la longue, et surtout dans toute décision où elle pourrait faire ou empêcher d’agir vous ou moi.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


15 juillet 1822 (?)

Chère douce amie, la dernière fois que je vous écrivais, je vous promettais de vous écrire tous les jours au moins quelques lignes et de vous envoyer ces lignes quand elles auraient fait quelques pages : je vous faisais cette promesse de si bon cœur, ou plutôt j’avais tant de joie à me la faire à moi-même, que vous m’auriez aimé dans ce moment-là. Et cependant, je ne vous ai pas écrit, chère amie ; j’ai même voulu ne pas vous écrire : car si je vous avais écrit alors, ou je ne vous aurais pas dit ce que je sentais, chose dont je ne conçois pas la possibilité, ou je vous aurais attristée et inquiétée, ce que je ne voulais pas. Figurez-vous que je viens de passer un mois des plus tristes que je pusse prévoir. Mme de Condorcet[1] a été on ne peut guère plus gravement malade, et de manière à inquiéter et sa famille et ses amis, et moi plus que personne. J’ai été si affecté de cette inquiétude, que j’en ai souffert physiquement quelques jours beaucoup plus que je ne pouvais le dire, ni le laisser voir. Aujourd’hui, mon inquiétude et ma peine sont moindres, mais moindres seulement et non terminées : du reste, je suis mieux, moi, et je peux vous dire maintenant comme j’ai été. Tous les genres de peine se sont réunis sur moi dans ce triste intervalle : voire souvenir et l’espoir d’une lettre de vous étaient mon unique consolation. Mais soit erreur dans mes calculs, soit que les choses n’aient pu être autrement, j’ai espéré, désiré et cherché bien longtemps cette chère lettre avant de la recevoir... Vous êtes donc bien effarouchée, chère, chère amie, du temps que je me laisse manger par des importuns et par des devoirs de société. Je pourrais bien me défendre là-dessus et vous assurer que vous prenez la chose trop au sérieux. Je pourrais vous dire que par devoirs de société, je n’entends pas les frivolités et les

  1. 1764-1822. Sophie de Grouchy, veuve du philosophe et sœur du maréchal. Elle avait rencontré Fauriel en 1801, et formé avec lui une liaison qui était connue et acceptée. Voyez Antoine Guillois, La marquise de Condorcet, in-8o, Paris, 1897.