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enfant terrible, pleine de verve et d’entrain jusqu’à quatre-vingt-treize ans, — avait beaucoup aimé et beaucoup souffert.

Ed. ROD.


I. — PREMIÈRES TENDRESSES, PREMIERS SOUPÇONS, PREMIÈRES PLAINTES


Fauriel à Mary Clarke.


22 juin 1822.

Chère douce amie,

Je ne m’attendais pas avec certitude à recevoir de vos nouvelles de Londres ; aussi celles que j’ai reçues m’ont été doublement chères. J’en avais grand besoin, inquiet comme je l’étais, de vous sentir en voyage par une chaleur qui n’était ni de votre pays ni du mien.

Vous devez être maintenant reposée, et voilà la température où il me semble qu’il faut qu’elle soit pour qu’il n’y ait rien de pénible dans votre voyage. Je vous vois maintenant bien vivace, leste comme une biche, et gaie, puisque vous me dites que vous l’êtes, quoique déjà si loin d’ici. J’aime à vous entendre dire que vous êtes heureuse et tranquille et que l’absence est un petit mal, si vous m’êtes chère : cette idée m’aide à supporter des privations auxquelles je ne me serais pas cru si sensible, et la fatigue douloureuse d’être attaché à la même place, quand on regrette ce qui peut remplir et enchanter le repos. Mais n’essayez pas trop, je vous prie, de me faire comprendre combien vous avez été malheureuse à l’époque de vos autres voyages : il y a toujours dans ces réminiscences quelque chose qui m’effraie, et qui me fait craindre que vos sentimens passés n’aient été plus puissans que ceux que vous éprouvez aujourd’hui ; vous me demandez si je pense à vous : et moi je me demanderais volontiers si je pense à autre chose, lors même que je le devrais, ou que j’en aurais besoin. Je suis encore si étourdi de votre absence que j’y crois bien plus que je ne la comprends : je fais de mon mieux pour que personne ne me trouve différent de moi-même, mais je m’aperçois souvent que j’y prends une peine inutile ; et je prends alors mon parti de me laisser comme je suis, et de laisser chacun me voir comme il l’entend. Je ne sors plus sans passer par la rue où vous n’êtes plus, et où je n’avais jamais de motif de passer, il n’y a i)as longtemps encore.