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où il devait obtenir des succès assez brillans. Bien qu’il souffrît d’une « incommodité » qui lui grossissait le nez (un polype), il était de ces hommes qui plaisent aux femmes, qu’elles gâtent, qui se laissent aimer plus qu’ils n’aiment. Depuis une vingtaine d’années, il était lié avec la marquise de Condorcet. Cette liaison ne l’empêcha pas de nouer, avec la jeune étrangère, une intrigue qui devint vite très tendre, puisque après deux ou trois billets insignifians, il est déjà son « ange, » et elle, sa « chère douce amie. » Il ne lui parla de Mme de Condorcet qu’au moment où il la perdit : ce fut le premier nuage. Mary ne comprit pas très bien et, malgré les explications embarrassées qu’elle reçut, resta inquiète et soupçonneuse. Dès ce commencement d’amour, comme on en pourra juger, Fauriel paraît un peu fatigué, un peu tiède, un peu veule, avec pourtant de jolis mouvemens de tendresse câline. Mary Clarke, au contraire, est toujours sous pression. Elle redoute sans cesse la séparation dont la menacent à la fois les déplacemens de sa famille et les travaux de son ami : lui, s’y résigne avec aisance, ou la souhaite. Partent-ils pour la Suisse ou l’Italie dans le dessein d’être ensemble ? Il trouve mille bonnes raisons de s’arrêter quelque part loin d’elle, pour recueillir des poésies populaires, corriger des épreuves, faire opérer son « incommodité, » soigner sa goutte ou jouir de l’affectueuse hospitalité de Manzoni. On l’attend à Florence, à Rome ou ailleurs : il reste à Trieste ou à Milan, et se laisse attendre. On le réclame, on l’appelle : il répond que son plus vif désir serait d’accourir, mais ne bouge pas. On lui parle rupture : il ne demande qu’à s’y résigner. Eut-il un moment l’idée d’épouser celle qui lui sacrifiait sa vie ? Elle le crut. Elle parle quelquefois de mariage. Lui, se tait. Il a peur de la gêne, étant, comme son amie, sans grands moyens. Du reste, en « vieux garçon » qu’il est avant tout, il tient à ses habitudes plus qu’à l’amour, préférant, en somme, la sympathie complaisante de plusieurs belles dames à la passion trop exclusive d’une seule. Aussi les brouilles sont-elles fréquentes ; mais elles finissent toujours par des réconciliations, sans que les lettres nous apprennent comment ces réconciliations s’opèrent. Ce sont ces colères, ces plaintes, ces reviremens, ces cris d’amour qui font l’intérêt de la correspondance : elle est le roman mélancolique d’une liaison douloureuse entre un homme qui n’est plus assez jeune, et une femme qui ne veut pas vieillir. Aussi sont-elles d’un ton très différent : celles de Fauriel, dont la belle écriture reste d’une inaltérable régularité, sont soignées, correctes, prudentes, d’un pathos assez filandreux, et, somme toute, plutôt banales. Celles de Mary d’une seule coulée, sans alinéas ni ponctuation, sans grammaire, sans , orthographe, parfois presque incompréhensibles tant la plume en colère galope sur le papier, surprennent, amusent, émeuvent surtout, en maint endroit, comme émeuvent toutes les pages qui sortent d’un