Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/547

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre la bureaucratie et la féodalité qui dure depuis l’entreprise de réforme agraire par les Stein et les Hardenberg. Cette fois, la bureaucratie l’a emporté de haute lutte, grâce au concours des professeurs « réalistes, » — auxquels Bismarck ferait amende honorable aujourd’hui pour les propos dédaigneux qu’il tenait sur leur compte, au temps où ils étaient « idéalistes, » — et à celui des bourgmestres de l’Ouest, représentans des villes libérales mais industrielles. La loi de colonisation marque un point de vue nouveau dans la politique économique de la Prusse : faire l’Ouest industriel et l’Est agrarien. Nous avons vu que l’appoint de la main-d’œuvre polonaise, dans le bassin westphalien et dans le pays rhénan, était considérable ; elle fait contrepoids à la hausse des salaires. L’industriel de l’Ouest, affilié d’ordinaire au parti national libéral, ne tient donc pas à ce que l’esprit de retour vers la terre natale persiste chez l’ouvrier polonais. C’est une des raisons accessoires qui le rendent favorable à la continuation de la Polenpolitik. Il y a aussi, dans cette lutte pour le sol, la protestation subconsciente d’une population de mœurs agricoles contre la vague de « civilisation » industrielle venant de l’Ouest. Au Népaul, on explique la défense faite aux Anglais de pénétrer dans ce pays par un aphorisme rempli de la sagesse des Histoires : « Les marchands amènent la Bible ; la Bible amène les baïonnettes. » Les Polonais n’acceptent pas sans résistance le règne des marchands ; le Kampf um den Boden leur a valu des alliés de circonstance. Le morcellement, c’est-à-dire la démocratisation du sol, qu’il s’opère par la force des choses ou par la force des lois, coïncide presque toujours avec la constitution d’une féodalité industrielle et financière dont les revendications s’élèvent contre la prépondérance de la féodalité terrienne. L’une « sert » le Roi, l’autre contrôle son gouvernement avec des habitudes de comptoir. Et, en même temps qu’une classe paysanne conservatrice, se forme une classe ouvrière vivant au jour le jour de son travail quotidien ; le sentiment de l’incertitude du lendemain est à la racine des conceptions politiques et sociales de ce prolétariat qui compte, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, 35 millions d’hommes sur 60 millions[1]. En France, ce phénomène économique se développa pendant la première moitié du XIXe siècle et eut pour conséquences l’avènement

  1. Prof. W. Sombart : Die deutsche Volkswirtschaft im neunzelinten Jahrhundert, in-8o. Berlin, 1903, p. 331.