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paix ; les guerres qu’elle déchaîne pour l’écoulement d’un produit, acier, opium ou coton, sont plus âpres que celles d’autrefois, et le prestige chevaleresque leur manque totalement. Au contact de la richesse, et dans le surmenage d’une production intensive, les âmes se font plus dures : la vie sans illusions, sans rêves, partant sans joie, se changé en quelque chose de morne qui n’a plus de nom dans aucune langue. Laissez venir les temps — et ils viennent vite ! — une nouvelle hiérarchie sociale se substitue à l’ancienne ; au sommet, quelques milliardaires, ascètes de la richesse, occupés à en accumuler les signes sans jamais en connaître les jouissances ; au-dessous les employés de commerce et les ouvriers d’usine condamnés à l’abrutissement. La plante humaine s’étiole. Le cerveau craque et l’aliénation mentale devient endémique. D’épouvantables catastrophes, résultant de l’excès du machinisme, courbent les fronts sous une terreur nouvelle… Ainsi ira le monde. On est en train de nous fabriquer la plus épouvantable des barbaries, celle qui a pour drapeau le Progrès et pour instrument la Science.

Quel est donc le dernier mot de l’historien des Pingouins ? Il a écrit son livre pour « rendre service à sa patrie ; » faut-il croire qu’il se range à l’avis formulé en ces termes par son docteur Obnubile : « Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace, une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle qui d’ailleurs n’existe pas. » Le conseil est sinistre, mais il n’est pas sérieux. Et d’ailleurs ce n’est pas la question. Un docteur serait bienvenu à nous enseigner doctoralement que la mort est la guérison radicale de tous les maux ! C’est pour échapper à la mort que nous vous avons fait chercher, docteur. L’appel aux dynamiteurs est une boutade : ce n’est pas une philosophie. Ne faisons pas à M. France l’injure de tenir sa pensée pour aussi rudimentaire. Comment douter qu’elle ne soit au contraire infiniment délicate et raffinée ?

Or, il y a dans l’Ile des Pingouins un chapitre intitulé : la Vision de Marbode. Il est charmant ; c’est peut-être le plus joliment écrit de tout le livre, celui où M. France a mis davantage de ses grâces d’antan. Rien n’était plus fréquent au moyen âge que certains récits de visionnaires. Des moines ravis en extase racontaient, au réveil, ce qu’ils avaient vu