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tel qu’il fut durant son exil jusqu’au jour où, en 1812, un brusque revirement s’opéra en lui et le poussa à d’inexcusables résolutions[1].


« 27 octobre 1806. New-York. — Je mène ici, comme tous ceux qui n’y font pas d’affaires, une vie très monotone, mais assez agréable, car elle est tranquille et à l’abri de tous les orages. Ce pays s’enrichit des folies guerrières de l’Europe, qui ont été sur le point de finir, mais qui doivent recommencer au dire des gazettes du pays, qui, au surplus, ne disent pas toujours vrai, quand il est question de leurs intérêts… Je suis très peu au courant de ce qui se passe à Paris ; je n’en reçois de nouvelles que pour mes affaires, et jamais on n’y parle de politique ; mais, en récompense, nous sommes inondés de gazettes de toutes les parties de la terre, et rien n’est plus plaisant que d’y voir le récit du même événement rapporté par les diverses parties intéressées : on croirait que l’un est de l’histoire ancienne, et l’autre des temps fabuleux. »


« 17 novembre 1806. Philadelphie. — Tu me demandes ce que je fais en Amérique. J’y mène une vie très monotone, mais très tranquille. Je m’étais figuré les avantages de vivre sous un gouvernement libre ; mais je ne concevais qu’une partie de ce bonheur : ici, on en jouit complètement. On arrive, on part, on change de domicile, on voyage, personne ne s’inquiète de vous ; nulle part, vous ne sentez et ne voyez l’autorité : il est impossible aux hommes qui ont vécu sous un tel gouvernement de se laisser asservir ; ce seraient de bien grands lâches s’ils ne périssaient jusqu’au dernier pour le défendre.

« Je te laisse juger des degrés de prospérité où un pays peut aller avec de tels avantages : la propriété et l’industrie y sont sacrées et jamais l’adage sic vos non vobis ne peut être appliqué à ce pays. Il n’est pas cependant sans inconvénient ; mais où n’y en a-t-il pas ? Le plus grand vient de l’imagination des Américains qui ont sur leurs avantages et leur prospérité des

  1. Ces lettres, écrites à la diable, comme presque tout ce qu’écrit Moreau, quand il laisse aller sa plume, sont, pour la plus grande partie, adressées à l’aîné de ses frères, Joseph Moreau, qui avait été membre du Tribunat et qui vivait maintenant à Morlaix, son pays natal, surveillé par la police comme tous les membres de la famille du général.